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Pour renverser l’ordre établi, il faudrait que 3,5% de la population soit mobilisée. 3,5% de la population pour qu’une cause s’impose dans les débats et que les gouvernements soient obligés soit de la prendre en compte, soit de la faire disparaitre. En d’autres termes, créer une pression politique suffisante pour que les décideurs politiques soient obligés de changer de cap.
Ce chiffre fait beaucoup parler depuis 2018 et sa popularisation par le mouvement écologique Extinction Rebellion. Il est d’ailleurs plus ou moins bien reçu, tant par le grand public que les chercheurs sur les mouvements sociaux.
Dans cet article, nous allons revenir sur la fameuse règle des 3,5% : ce chiffre est-il juste ? D’où vient-il, et avec quelle méthodologie a-t-il été obtenu ? Qui définit ce qui est violent et non violent ? Et s’il s’avère que la non-violence est efficace, est-ce vraiment la seule et unique solution à la crise climatique ?
Qu’est-ce qu’un point de bascule social ?
En sociologie, un tipping point, qu’on peut traduire par « point de bascule sociologique », se définit comme un point dans un système social où un petit changement quantitatif peut déclencher des changements rapides et non linéaires.
Cela conduit inévitablement et souvent de manière irréversible à un état qualitativement différent du système social. Inventé par Morton Grodzins, l’expression a ensuite été démocratisée par Thomas Schelling, ou encore Jean Pierre Dupuy.
Attention toutefois à ne pas confondre un point de bascule social avec les points de bascule climatiques, qui eux font l’objet de consensus scientifique. Nous les avons déjà documentés sur Bon Pote, à l’instar du point de bascule en Amazonie ou en Antarctique.
En ce qui concerne le système climatique, le point de bascule fait référence à un seuil critique au-delà duquel le climat mondial ou un climat régional passe d’un état stable à un autre état stable.
Point de bascule positif ?
Dans la plus grande étude sur les points de bascule sortie en décembre 2023, Lenton & al. parlent également de point de bascule positif. Les points de bascule positifs constituent une approche relativement nouvelle pour accélérer la transformation vers “une société durable et post-carbone”.
Ils sont “positifs” parce qu’ils visent à prévenir les effets “négatifs” du réchauffement climatique. C’est le but recherché ici par notre analyse : changer un système insoutenable et le rendre durable.
D’où vient la “règle des 3,5% de la population” pour bousculer un ordre établi ?
La règle des 3,5% de la population pour bousculer un ordre établi est issue d’un travail d’Erica Chenoweth et Maria J. Stephan. Leur livre Why civil resistance works analyse plus de 300 campagnes violentes et non violentes et tente de démontrer que les stratégies de lutte non violentes sont plus efficaces que l’usage de la violence. Pas seulement plus efficaces : deux fois plus efficaces.
Elles constatent que la résistance non violente “présente moins d’obstacles à l’implication morale et physique, à l’information et à l’éducation, ainsi qu’à l’engagement des participants. Des niveaux de participation plus élevés contribuent alors à une meilleure résilience, à une plus grande probabilité d’innovation tactique, à des possibilités accrues de perturbation civique (et donc à une moindre incitation du régime à maintenir le statu quo), et à des changements de loyauté parmi les anciens partisans des opposants, y compris les membres de l’establishment militaire.
La (vraie) origine de la règle des 3,5%
Le chiffre exact des 3,5% de la population n’est pas dans l’étude, mais semble trouver son origine dans une conférence. A 4mn 50 dans ce TEDx Talks, elle précise que d’après leurs travaux, ce n’est pas 5%, mais 3,5% de la population qui est nécessaire pour qu’un mouvement social obtienne gain de cause. Ce serait même 100% de réussite à partir d’un tel pourcentage de la population.
Une méthodologie vivement critiquée
Les autrices ont sélectionné et comparé 323 luttes violentes et non violentes entre 1900 et 2006 afin d’évaluer si la résistance non violente était plus efficace que la résistante violente. Si leur conclusion est que la non-violence (via une participation ‘active’) est deux fois plus efficace pour obtenir une victoire politique, leur méthodologie comporte de nombreuses limites.
Qu’est-ce que la violence ?
La question centrale et l’une des principales difficultés pour une telle étude est de définir la violence.
Dans une catégorisation aussi binaire, les raccourcis sont rapides, et on arrive très rapidement à certaines aberrations et oublis historiques. Comment avoir une définition qui fasse consensus sur la violence, sans contexte historique, sans comprendre et prendre en compte les ingérences étrangères dans les conflits, etc. ?
Dans leur étude, les autrices démontrent par exemple que les Palestiniens ont été violents et ont échoué, alors que Slovènes sont restés non violents et ont réussi. La Slovénie serait devenue une démocratie grâce à la non-violence et la Palestine ne l’est pas à cause de la violence. Peut-on vraiment conclure cela sans avoir des historiennes et historiens qui s’arrachent les cheveux ?
Qu’est-ce qu’une victoire politique ?
Les autrices ont ensuite classé les luttes en succès, succès limités et échecs. Mais comment déterminer un succès politique ? Et que signifie le critère “participation active et soutenue” ?
Tout d’abord, définir ce qu’est un succès ou succès limité. Selon les autrices, un succès est avéré si ses objectifs ont été atteints au cours d’une période d’un an et si la manifestation a eu une importance identifiable pour le résultat final, d'”échec” si elle n’a pas rempli ces conditions et de “succès limité” si elle s’est située quelque part au milieu.
Mais un succès dépend aussi et surtout de votre opinion politique et des objectifs de départ. Vous pourriez par exemple dire que renverser un pouvoir en place est un succès. Mais est-ce toujours un succès si la situation empire derrière, car le nouveau pouvoir en place est finalement pire que le précédent ?
Imaginez que le nouveau mouvement arrive avec ‘succès’ au pouvoir. Un pouvoir plein de promesses, mais qui au final n’agit pas pour le climat, détruit les services publics, réduit la liberté de la presse, envoie des gaz lacrymogènes sur des scientifiques, et mène une politique qui flirte avec l’extrême-droite ? Serait-ce finalement une victoire ?
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Un chiffre impossible à vérifier de façon universelle
Les autrices ont fait certains choix avant de retenir 323 cas nationaux. Critère important, aucun cas n’implique une démocratie libérale occidentale et tous concernent un changement de régime, et non une transformation à l’échelle du système vers une société soutenable, alliant justice sociale, justice climatique et neutre en carbone.
C’est par ailleurs ce qu’a précisé Erica Chenoweth dans plusieurs interviews consacrées au sujet : ce n’est pas applicable dans le cadre des mouvements climat. De plus, depuis 2006, l’essor des réseaux sociaux a joué un rôle majeur dans plusieurs conflits et il serait impensable aujourd’hui de ne pas prendre en compte ce facteur.
En effet, d’après l’étude du Global Tipping Points, il est également prouvé que les caractéristiques banales de nombreuses sociétés, telles que la diversité des préférences et des croyances, le degré d’interdépendance de la culture et l’existence d’une dynamique de groupes internes et externes ou de groupes d’identité sociale forts, ont des implications sur la question de savoir si et comment le changement social se propage à travers les réseaux sociaux (Ehret et al., 2022 ; Constantino et al., 2022).
3,5%, et pourquoi pas 1 ou 10% ?
Plus concrètement, il n’y a pas de pourcentage exact qui soit aujourd’hui scientifiquement prouvé. Ces points de bascule écologiques seront répartis de façon hétérogène dans le temps et dans l’espace.
Autrement dit, cela peut-être 0,1%, 2%, 5%, 10% voire 15% selon les pays. Cela peut aussi dépendre de la force de l’événement.
Si 0,5% de la population française, soit plus de 300 000 personnes, s’assoit devant l’Elysée pour exiger des lois ambitieuses et progressives pour le climat, cela aurait très certainement plus d’impact que 5% de la population qui râle derrière un pc sur Facebook.
Le flanc radical à la rescousse
Outre la méthodologie, de nombreux chercheurs ont vivement critiqué les oublis historiques des deux autrices, à l’instar d’Andreas Malm dans Comment Saboter un pipeline. Il démontre que les mouvements non violents ont rarement provoqué un point de bascule social sans être accompagnés d’autres facteurs, comme notamment le flanc radical, expliqué dans cet article sur Bon Pote.
“C’est probablement ce qui peut paraître le plus contre-intuitif au premier abord, mais les récentes actions les plus radicales des activistes n’ont pas pour but de changer l’opinion publique. Le but recherché est celui de tout flanc radical depuis des décennies : accroître le soutien aux actions perçues comme plus modérées. Cette stratégie a été testée et approuvée par plusieurs mouvements sociaux”
Erica Chenoweth a nuancé (bien plus tard) le chiffre des 3,5%
Si nous comprenons désormais qu’une “victoire” politique dépend de nombreux facteurs et qu’il est impossible de prétendre qu’un chiffre comme 3,5% de la population représente un consensus scientifique, des mouvements climat comme Extinction Rebellion ont choisi de le mettre en exergue, arguant que ce chiffre représentait une réelle lueur d’espoir pour changer le système.
Difficile à nouveau de juger de l’efficacité de cette interprétation (fausse) et de son efficacité pour mobiliser dans la lutte contre le changement climatique.
En outre, et même si cela est beaucoup moins médiatisé que la règle des 3,5% souvent annoncée sans aucune nuance, Erica Chenoweth est longuement revenu sur ce chiffre dans Le grand livre du climat, sous la direction de Greta Thunberg, en reconnaissant au moins 4 grandes limites à ce chiffre :
- Les populations tentaient de renverser leur gouvernement, elles ne souhaitaient pas forcément de changement politique. Ce seuil n’a jamais été testé dans un contexte global où un changement systémique s’impose.
- La règle des 3,5% sous-estime probablement le nombre nécessaire de personnes soutenant la victoire du mouvement, même si celles-ci ne se mobilisent pas activement dans la campagne.
- La mobilisation de masse d’une minorité ayant le courage d’agir peut susciter une contre-mobilisation du camp opposé, ce qui peut concrètement ralentir voire bloquer tout progrès.
- Les mobilisations, aussi grandes soient-elles, ne suffisent pas : elles doivent bousculer l’ordre établi, le business as usual.
Il n’y aurait finalement pas de recette miracle pour réussir, malgré les raccourcis pris par certaines personnes ou organisations qui tentent de mobiliser pour la lutte climatique, à l’instar de Bill Mckibben et Extinction Rebellion. Pas de seuil miracle, où dès qu’un certain pourcentage de la population serait mobilisé, il y aurait une bascule magique.
Conclusion
Si le livre d’Erica Chenoweth et Maria J. Stephan peut être critiqué à bien des égards, il a permis de mettre en avant de nombreux sujets politiques et philosophiques qui manquent cruellement aux débats actuels.
Qu’est-ce que la violence ? La non-violence est-elle efficace, et plus efficace seule ? A quel moment devez-vous passer à la violence et/ou arrêter pour éviter de nuire à votre cause ?
Dans Comment saboter un pipeline, Andreas Malm pose une question essentielle :“la non-violence absolue sera-t-elle le seul moyen, restera-t-elle la seule tactique admissible dans la lutte pour l’abolition des combustibles fossiles ?
Le chercheur à l’université de Lund pense que la destruction/sabotage des infrastructures fossiles est une seule solution indispensable pour ralentir le réchauffement climatique. Est-ce de la violence, lorsque l’on sait que pour respecter l’Accord de Paris, nous devrions fermer des infrastructures existantes et que des groupes comme TotalEnergies continuent d’ouvrir des nouveaux champs pétroliers et gaziers, avec les conséquences mortelles que l’on connait ?
Que cela soit par Malm ou d’autres auteurs comme Peter Gelderloos dans Comment la non-violence protège l’État, la posture de la non-violence est critiquée et continuera d’animer les débats lors des prochaines décennies.
En France, le cas de l’autoroute A69 est particulièrement intéressant. Alors qu’aucun scientifique ne soutient le projet, qu’il est démontré que c’est une aberration écologique et économique, l’Etat et certains politiques s’entêtent à le poursuivre, alors qu’il va à l’encontre de nos objectifs climatiques et que le réchauffement climatique fait déjà des milliers de morts en France.
Quels moyens restent-ils aux citoyennes et citoyens qui souhaitent préserver autant que possible une Terre habitable pour toutes et tous, et éviter d’avoir des étés où il ferait 50°C en France ?
10 Responses
Bref, une étude écrite par des salariés d’Harvard “démontre” que l’action des salariés d’Harvard (ils sont la crème de la crème de l’élite éveillée et pacifique des 3,5%) est la seule possible.
Avec de tels révolutionnaires à leur tête, nul doute que le changement est imminent. Et s’il n’arrive pas, c’est pas grave, Harvard ça paie bien, surtout ceux qui sont capables de faire ce genre d’études.
Concernant les points de bascule sociétaux, il y a aussi les travaux de Damon Centola qui sont intéressants et qui se concentrent sur les processus de propagation des comportements : https://en.wikipedia.org/wiki/Damon_Centola
Son seuil se situe plutôt autour du quart d’une population pour emporter un changement d’ensemble (de “norme” sociétale)…
Multipliez par 10 ! Voir les travaux publiés en 1977 par la sociologue américaine Rosabeth Kanter, professeur à l’université de Harvard, selon laquelle il faut qu’un groupe minoritaire représente 35 % des effectifs d’une organisation pour influencer son mode de fonctionnement et donc ses performances ». [Kanter, Rosabeth Moss, “Men and Women of the Corporation”, New York, Basic Books, 1977]
“La mobilisation de masse d’une minorité ayant le courage d’agir peut susciter une contre-mobilisation du camp opposé, ce qui peut concrètement ralentir voire bloquer tout progrès.”
Ce qui pourrait aussi faire arriver une contre-mobilisation :
“Essayer d’avoir raison à tout prix est le meilleur moyen de polariser la société. Cette polarisation est dangereuse car cela favorise l’extrémisme et le totalitarisme.” (Vincent Mignerot)
“On est pas constructif en travaillant les uns contre les autres mais bien ensemble.” (Arthur Keller)
Il semblerait que Macron soit particulièrement inflexible puisque, malgré le nombre important de manifestants qui se sont opposés à sa politique depuis 2018, époque des Gilets Jaunes, mais aussi, toutes les protestations de rues qui ont eu cours depuis lors, rien ne l’a fait déroger de sa feuille de route, établie en 2017. Celle-ci consistait en une politique résolument en faveur des plus riches, totalement indifférente à la souffrance des plus fragiles d’entre nous. En l’espèce, et compte tenu de l’acharnement policier contre toute forme de protestation, qu’elle soit sociale ou écologiste, il semble bien que le nombre, s’il fut jusqu’alors un facteur de réussite de certaines luttes parce que les chefs de gvt restaient malgré tout humains, mette en échec ces luttes face à la déshumanisation des gens de cette caste, arrogante et inhumaine.
Finalement, est-ce que Bon Pote questionne ou cautionne l’efficacité d’actions radicales voire violentes ? J’ai ce mauvais goût dans la bouche après la lecture de l’article. Et pourtant, je suis abasourdi et révolté par l’inaction de nos gouvernants. Mais formateur en régulation non violente des conflits pendant 20 ans, je ne peux me résoudre à la violence, sauf en cas de légitime défense. Le dernier recours. Est-ce le cas ? Je sens déjà pointer les arguments sur l’urgence absolue d’agir. Mais les modèles de transformation ont-ils tous été expérimentés ? Je pense à Kurt Lewin, au modèle transthéorique de changement, à la stratégie du contournement ou à Pierre Rabhi… Jusqu’au bout, j’espère une transformation non-violente. L’usage de la force, oui, mais pas la violence. Celle-ci crée du ressentiment et un désir de vengeance. J’ai le sentiment que nous nous dirigeons vers une “guerre de positions” dangereuse.
En tous cas, merci de provoquer ce questionnement, de me bousculer sur ma propre contribution et finalement d’inciter à plus de créativité pour induire le changement.
Bon Pote est là pour informer, ouvrir les débats, et en aucun cas d’appeler à la “violence” (il faudrait déjà la définir). Cet article est là pour nuancer et réfuter les propos des autrices du 3,5% et de certaines associations écolos qui ont récupéré ce chiffre. La bonne nouvelle, c’est que c’est potentiellement moins, avec différents moyens d’action !
Très bon article, merci !
Ouiè, concluons qu’il faut utiliser la non violence et la violence à la fois, pour porter un débat au niveau de l’interrogation du public, mais que devant le résultat des urnes et la rouerie habituelle des hommes politiques (et de leur bêtise crasse ?) il ne faut rien espérer !
Reste la révolution, le renversement du pouvoir, le recours au peuple, quitte à retourner quelque temps plus tard à la situation originelle !
Épuisant comme exercice !
Mais salutaire pour conserver l’Espoir !
La révolution, c’est une belle illusion.
Historiquement, les révolutions qui ont donné un autre résultat que le status-quo, c’est parce que l’armée s’est rangée du côté des révolutionnaires. Sans ça, c’est voué à l’échec car l’armée sera chargée de la mater, et va forcément y arriver du fait du rapport de force.
Et puis la révolution, même si elle réussit, n’est aucunement une garantie d’un mieux puisque rien ne dit que les révolutionnaires ne vont pas tout simplement nourrir leur soif de pouvoir plutôt que leurs idéaux.