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C’est sans doute l’une des études les plus importantes de l’année. Après « A good life for all within planetary boundaries » (2018), la première tentative de quantification du donut de Kate Raworth, et sa mise à jour en 2022 dans « The social shortfall and ecological overshoot of nations », deux chercheurs viennent de publier la suite. Intitulée « Doughnut of social and planetary boundaries monitors a world out of balance » (2025), l’étude est sortie le mercredi 2 octobre dans la prestigieux revue Nature.
C’est un papier de 10 pages signé par Andrew Fanning, directeur de recherche au Doughnut Economics Action Lab (DEAL) et chercheur invité au Sustainability Research Institute de l’université de Leeds, et Kate Raworth, cofondatrice du DEAL et maître de conférences à l’Environmental Change Institute de l’université d’Oxford. Alors que beaucoup d’économistes célèbrent le doublement du PIB mondial depuis 2000, cette étude propose une autre version des faits, l’histoire d’une aggravation sans précédent de l’empreinte écologique mondiale teintée d’inégalités et de déprivations sociales.

Le cadre du donut
Proposé pour la première fois par Kate Raworth dans un working paper d’Oxfam en 2012, le donut est une représentation graphique de la situation sociale et écologique du monde, d’un pays, d’une ville, ou même d’une organisation. On y retrouve deux cercles concentriques.
L’intérieur du donut (la fondation sociale) est composée d’une douzaine de minima sociaux sous lesquels il ne faudrait pas tomber ; son périmètre extérieur (les plafonds écologiques) rassemble les différentes limites planétaires qu’il faudrait se garder de dépasser. La zone en vert entre le plancher social et le plafond écologique représente « un espace sûr et juste pour l’humanité ».

Pour mesurer le donut, Raworth and Fanning utilisent 35 indicateurs : 22 pour les 12 dimensions sociales et 13 pour les 9 dimensions environnementales. Cet article présente la troisième version du donut, un cadre plus abouti que les deux premières ébauches de 2012 et 2017 (pour en savoir plus, voir Raworth, 2025).
Leurs données couvrent la période de 2000 à 2022 (la dernière étude, publiée en 2022, s’arrêtait en 2015). Les valeurs écologiques s’expriment en pourcentages de dépassement (ecological overshoot) par rapport à un niveau jugé soutenable et les valeurs sociales vont de 0 à 100 % indiquant la proportion de la population en situation de déprivation (social shortfall).

Des résultats inquiétants
« Si l’on entend par progrès humain l’élimination simultanée des insuffisances sociales et des dépassements écologiques, notre dernière étude montre que le monde est encore loin d’y parvenir », annoncent les chercheurs. Ils présentent leurs résultats de deux manières différentes, un graphique horizontal qu’ils appellent « la baguette » (Figure 4) et un donut classique (Figure 5).

Côté environnement, six des neufs limites planétaires sont dépassées (l’étude s’arrête en 2022 avant la découverte du dépassement de la limite de l’acidification des océans). Le niveau médian de dépassement des limites planétaires passe de 75 % en 2000 à 96 % en 2022, avec un spectre de variation qui évolue, selon les indicateurs, de 27-119 % en 2000 à 61-213 % en 2022. Le cycle de l’eau et de l’azote se dégradent de +70-80 %, le dépassement des émissions de gaz à effet de serre, le forçage radiatif, la pollution chimique, et le cycle du phosphore font plus que doubler, et la déforestation et l’intensité de l’usage des sols augmentent de +10-25 %. La seule bonne nouvelle est que la couche d’ozone reste stable.
Concernant le social, le niveau médian de la population mondiale en situation de déprivation passe de 47 % en 2000 à 35 % en 2022 (avec un spectre de variation évoluant de 27-73 % à 22-42 % selon les indicateurs).Malgré ces tendances positives, le papier note qu’il reste aujourd’hui 2 milliards de personne en situation quasi-totale d’insuffisance sociale. Plus préoccupant, certains indicateurs stagnent : aucun progrès entre 2000 et 2022 concernant la sous-nutrition, le chômage des jeunes, l’accès à l’eau potable, la sécurité sociale, et la corruption.

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Une situation intenable
L’étude va plus loin qu’une analyse statique. Fanning et Raworth calculent l’évolution annuelle de chacun de ces indicateurs sociaux et environnementaux pour les comparer à des cibles à l’horizon 2030 pour le social et 2050 pour l’écologique (voir Figure 6).

Figure 6 : Tendances historiques et objectifs futurs
En valeur médiane, les indicateurs sociaux se sont améliorés de 0,5 % par an entre 2000 et 2022. Cependant, pour atteindre les Objectifs du Développement Durable (ODD) d’ici 2030, il faudrait les améliorer cinq fois plus vite. Par exemple, le taux de pauvreté baisse actuellement de -0,5 % par an, mais pour éradiquer la pauvreté (ODD n° 1) d’ici 2050, il faudrait qu’elle baisse d’au moins -9,1 % par an, soit plus de 10 fois plus vite qu’actuellement.
La situation écologique est encore plus inquiétante. En valeur médiane, les indicateurs écologiques se sont dégradés de 3,9 % par an entre 2000 et 2022. Pour revenir sous le seuil des limites planétaires avant 2050, il faudrait complètement inverser la tendance et passer à un taux de régénération écologique (le contraire de dépassement écologique) de 6,9 % par an, et cela pendant 30 ans. Pour les émissions de gaz à effet de serre, par exemple, cela nécessite de passer dès aujourd’hui d’une augmentation annuelle des émissions de 3,1 % à une baisse de 3,4 % par an.
Est-ce que cela est plausible (ou même possible) ? Réponse dans l’article papier : « sur la base des tendances historiques, la probabilité de suivre une telle voie régénérative semble très faible, et pourrait même ne pas être physiquement possible d’ici 2050 pour certains indicateurs écologiques en raison d’effets de délais dans certainsécosystèmes ».
La grande nouveauté : les inégalités
L’une des grandes nouveautés de ce papier, c’est d’inclure une analyse des inégalités environnementales. Les chercheurs divisent les 193 pays en trois groupes en fonction de leur revenu national brut moyen par habitant : les 40 % les plus pauvres (78 pays avec <8100 $ par personne), les 40 % intermédiaires (77 pays avec entre 8100 $et 33200 $) et les 20 % les plus riches (38 pays avec >33 200 $) – la France figure 27ème dans cette troisième catégorie. En utilisant des données pour l’année 2017, Fanning et Raworth parviennent à estimer la responsabilité de chaque catégorie dans le dépassement des limites planétaires globales ainsi queleur degrés respectifs de déprivation sociale (Figure 7).

Résultat : plus on est riche, plus on pollue. Le dépassement écologique médian est de 273 % pour les pays riches, 96 % pour les pays intermédiaires, et 1 % pour les pays pauvres. Avec seulement 15 % de la population mondiale, les 38 pays riches sont responsables de 44 % de toutes les pressions environnementales (la partie bleue dans la Figure 8).
De l’autre côté du spectre, les pays les plus pauvres – soit 42 % de la population mondiale – ne causent que 4 % des dommages écologiques (la partie jaune dans la Figure 8).

Pour les déprivations sociales, la situation est inversée. Le taux médian de déprivation sociale est de 60 % dans les pays à bas revenus, 29 % dans la catégorie intermédiaire, et 6,6 % dans les pays à hauts revenus (Figure 9).Les pays les plus pauvres rassemblent 42 % de toutes les déprivations au monde.
La seule exception concerne la corruption qui atteint son plus haut niveau dans la catégorie des pays intermédiaires et les homicides qui sont les plus élevés dans les pays riches (principalement à cause des États-Unis).

Quelles implications politiques ?
La conclusion est tranchante : « les politiques économiques qui donnent la priorité à une croissance économique sans fin n’ont pas réussi à amener l’humanité dans l’espace sûr et juste du donut ». Raworth et Fanning continuent : « cela conforte les appels lancés par les chercheurs de la post-croissance – allant de la décroissance à l’économie du bien-être – en faveur d’un profond renouveau de l’économie à la fois en théorie et en pratique ».
On peut interpréter ce message en identifiant un double chantier. D’abords, il va falloir déconstruire la « GDP mania » (Dominique Méda dirait la « mystique de la croissance »), l’obsession que nous avons pour le PIB. L’objectif est d’inventer une nouvelle vision de la prospérité qui permettrait de « découpler le bien-être humain des dégâts écologiques et de la croissance économique », comme disent Raworth et Fanning. Le donut et ses 35 indicateurs s’insère parfaitement dans cette approche et constituerait en cela un compas pour orienter la transition d’une économie qui ne serait plus centrée sur la croissance mais sur le bien-être humain et la santé planétaire.
Le deuxième chantier est plus controversé. Si les pays riches n’arrivent pas à suffisamment baisser leurs empreintes écologiques à travers des stratégies de croissance verte, ils ne leur restera pas d’autre choix que d’organiser une décroissance de leurs économies pour revenir sous le seuil des limites planétaires. Le cadre du donut permet de bien comprendre le double impératif de ce défi : comment baisser l’empreinte écologique suffisamment rapidement tout en assurant une qualité de vie suffisante ? Cette question est sûrement la plus importante de notre siècle.