Nous connaissons tous le chantage à l’emploi. La Covid a certainement été la plus belle période pour l’exercer. Des milliers de personnes ont ainsi entendu des phrases du type “on va devoir baisser votre salaire de 20%. C’est ça, ou nous devrons nous séparer de vous“.
Il existe cependant une autre forme de chantage à l’emploi. Depuis que le grand public prend petit à petit la mesure des enjeux climatiques, une “nouvelle” forme rhétorique est de plus en plus utilisée par tous les grands patrons dès qu’un micro leur est tendu. En effet, chaque fois qu’on leur fait remarquer que le business model de leur entreprise n’est pas soutenable (et doit donc changer), c’est toujours la même excuse : “Ecoutez, nous faisons déjà notre maximum. Que voulez-vous ? Que je mette la clef sous la porte, et que des milliers de personnes se retrouvent au chômage ? C’est ça que vous voulez ?”
C’est insupportable.
L’écologie tranquille
Rien de surprenant de constater que ceux qui ont fait la promotion des inégalités sociales pendant des décennies utilisent aujourd’hui la question sociale comme un argument contre la lutte du changement climatique. L’un des meilleurs exemples français est certainement Jean-Baptiste Djebbari, troll gigantesque sur Twitter, commercial dans l’aéronautique et accessoirement Ministre délégué aux transports. Quand cela l’arrange, il est du côté des plus démunis :
Rappelons à Jean-Baptiste que l’avion est déjà le transport des riches :
- 90% des humains n’ont jamais pris l’avion.
- 20% des français n’ont jamais pris l’avion.
- 1% de la population mondiale est actuellement responsable de 50% des émissions liées au transport aérien.
Au-delà des inégalités sociales et de l’injustice climatique, certain(e)s n’hésitent pas à surfer sur la vague pour assoir un peu plus la seule chose qui compte à leurs yeux : le pouvoir.
Malgré ce que certaines personnes pensent, nos politiques sont très loin d’être idiot(e)s. A partir d’un certain niveau, tout n’est qu’arbitrage électoral. A titre d’exemple, Madame Pompili connait très bien les enjeux climatiques, et c’est en toute connaissance de cause qu’elle dit “il y a volonté, dans cette période, d’y aller tranquille.” Traduction : la présidentielle est dans moins d’un an, nous n’allons pas perdre des voix électorales bêtement.
Le pouvoir est avant tout économique
Comme nous l’avions vu dans l’article sur le Name and Shame écologique, outre le pouvoir des politiques, ce sont aujourd’hui les puissances économiques qui dirigent. Vous retrouverez chez leurs dirigeants les mêmes éléments de langage que chez nos politiques. Capable de changer à la vitesse d’une start-up pour faire de l’argent, un peu moins quand il s’agit de réglementer et d’avoir une politique long terme soutenable. Le changement, mais tranquille.
C’est ainsi qu’en 2021, vous trouverez encore des présidents d’entreprise ou responsable RSE pour vous dire qu’ils font déjà tout leur possible pour la transition écologique. Qu’ils ne peuvent pas faire plus, et qu’ils ne vont quand même pas mettre des personnes au chômage. “Vous êtes complètement inconscients !” Voici le genre de réponses que vous entendez lorsque vous demandez un changement rapide et radical.
Aussi, rappelons tout de même une chose : les enjeux climatiques ne datent pas d’hier. La conférence de Rio, c’était en 1992. Depuis, les évènements internationaux et conférences pour alerter sur la situation se sont multipliés. Les catastrophes aussi d’ailleurs. Presque 30 ans de belles paroles où aucune grande entreprise n’a été capable d’appuyer sur le frein et de prendre le virage nécessaire. 30 ans d’inaction climatique, de Business as Usual, où le profit (et donc le pouvoir) est passé avant tout le reste.
Ce qui est irresponsable (et donc inadmissible), c’est que le coût des conséquences d’un réchauffement planétaire supérieur à 1.5°C sera supérieur au coût qu’il aurait fallu mettre en œuvre pour ne pas dépasser ces 1.5°C. Ces entreprises ont donc, même d’un point de vue économique (à moyen et long terme), intérêt à changer.
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Tous les secteurs sont concernés
Même si tous les secteurs doivent tendre vers une économie soutenable, certains secteurs emploient tout de même bien plus que d’autres le chantage à l’emploi écologique. Ce sont ceux qui ont le moins d’intérêt à changer, le plus à perdre à l’instant T si une règlementation forte arrivait. Prenons quelques exemples concrets.
La banque : avec 530 milliards d’actifs fossiles, une chute de la valeur des actifs mettrait en danger leur pérennité. Avec un business model uniquement tourné sur le profit court terme, les grandes banques n’ont aucun intérêt à changer. Vous n’entendrez jamais un dirigeant d’une grande banque le dire, en revanche vous l’entendrez dire qu’en cas de crise ou de règlementation soudaine, cela provoquerait une crise financière sans précédent et qu’il serait obligé de se séparer d’une partie de ses effectifs.
Pourquoi changer, quand tout va si bien dans le monde de la finance verte ? BNP, la banque d’un monde qui change, est d’ailleurs leader dans ce secteur ! Premier oui, cela ne fait aucun doute :
Autre exemple qui ne surprendra personne, l’aéronautique et ses dirigeants complètement hors sol. Air France est un cas d’école d’absolument tout ce qu’il ne faut pas faire en management. Nous avons d’un côté la recherche scientifique qui dit qu’il faut baisser le trafic aérien à court terme pour nous aligner sur les objectifs climatiques. De l’autre, Air France, qui survit à coup de subventions de l’Etat français, qui supprime des milliers d’emplois pendant la crise de la Covid…
Pensez-vous que la présidente ait une vision long terme ? Pas vraiment, surtout lorsqu’elle tweete ‘chaque geste compte !’ en parlant du changement des verres de champagne en classe éco. Mais bien sûr, l’aérien est un secteur porteur qui va créer des milliers d’emplois, l’avion à hydrogène arrive, et il est hors de question de changer de business model.
” Nous, les salariés, avons les clés de la solution et devons nous organiser sur la question climatique comme sur l’emploi. “
Heureusement, certain(e)s employé(e)s sont beaucoup plus responsables que leurs dirigeants. Nous voyons en France depuis quelques années des cadres quitter leur emploi car la dissonance était trop forte, des employé(e)s se battre en interne pour changer les choses, et des syndicats qui anticipent la crise sociale devant eux sans changement de cap de leur entreprise.
Dans cet article de Médiapart, on retrouve plusieurs témoignages de salariés qui envisagent de mettre leurs compétences dans des métiers permettant une transition écologique :
«Les ouvriers de l’aéronautique se sont aperçus qu’ils possédaient des savoir-faire en chaudronnerie qu’ils peuvent mobiliser pour le ferroviaire, l’éolien
ou le photovoltaïque. Et les travailleurs des bureaux d’études, qu’ils pouvaient notamment se mettre au service de la rénovation énergétique des logements, explique Maxime Léonard. Il y a une crise de sens, nous voulons nous appuyer dessus pour notre démarche d’éducation populaire. Nous, les salariés, avons les clés de la solution et devons nous organiser sur la question climatique comme sur l’emploi. »
Cette vision devrait être celle de tout dirigeant d’entreprise ayant compris les enjeux du 21ème siècle. Agir, c’est sortir du déni, et faire en sorte que des milliers d’employés ne se retrouvent pas au chômage du jour au lendemain. A contre courant de leur direction qui ne jure que par l’avion vert ou l’énergie verte. La réalité est souvent bien moins joyeuse et les ramène tout droit sur Terre :
Ces secteurs ne sont que des exemples parmi tant d’autres. Nous aurions pu également citer l’industrie du tourisme : comment devenir durable/soutenable et quelles seraient les conséquences dans le pays le plus visité du Monde ? Que vont devenir les stations de ski dans les 30 prochaines années ?
Aujourd’hui, ce n’est plus de destruction créatrice dont nous avons besoin, mais que certains cessent leurs créations destructrices. Cessons d’attendre que les emplois dans les secteurs non soutenables soient détruits et créons-en dans des secteurs innovants.
Le mot de la fin
Il faut changer, c’est indéniable. Les dirigeant(e)s ayant une vision court-termiste et jouant la carte du chantage à l’emploi sont tout simplement irresponsables. Ne pas provoquer ces changements, c’est s’obstiner dans une procrastination dont le coût social et les conséquences environnementales seront bien supérieures aux investissements nécessaires pour changer de modèle économique.
Si les militant(e)s écologiques appellent ces changements, ce n’est pas par plaisir : c’est par nécessité. A moins d’être stupide et malveillant, personne ne souhaite voir des employé(e)s de chez Total ou Airbus au chômage. Absolument personne. Cessons donc ce chantage à l’emploi ridicule et réfléchissons collectivement à préparer un avenir soutenable grâce à une économie écologique.
Les dirigeants de ces entreprises, au même titre que les employé(e)s, doivent acter que des changements minimes seront insuffisants. Celles et ceux qui demandent des changements radicaux ne sont pas fous. Les fous sont ceux qui pensent que le Business as Usual n’est pas un problème et que nous pouvons continuer comme nous le faisons actuellement. Changer de chanson ne sera pas suffisant : il faut changer l’orchestre.
Crédit vignette : Daniel Eledut
9 Responses
Un jour ou l’autre, il va falloir évoquer le “crime contre l’humanité”, et la possibilité de trainer en justice ceux qui n’auront rien fait. Les politiques d’aujourd’hui devront rendre des comptes, à l’instar du sang contaminé. “Ils savaient, et ils n’ont rien fait”, ou pas assez, ou au travers de mensonges.
Les chefs d’entreprises seront dans le box des accusés, comme ce qui est fait pour le dieselgate.
Il faut juste qu’ils soient prévenus.
Et les gilets jaunes ne sont pas responsables?
Ce sont les entreprises qui te forcent à prendre l’avion, la voiture ou bouffer du steck à chaque repas?
Ce sont les entreprises qui chauffent ta barraque à 21°C l’hivers?
Ce sont les entreprises qui te disent de changer de vêtement et de prendre une douche chaque jour?
Ce sont les entreprises qui te forcent à vivre à la campagne où rien n’est accessible à pied/vélo et à vivre dans 200m² avec jardin de monoculture d’herbe de 500m²?
C’est toujours plus facile d’accuser les autres pour ne rien avoir à faire soit même…
Ah bon, ce sont les gilets jaunes qui ont signé les accords de Paris ?
Si les gouvernements et les entreprises faisaient ce qu’ils ont annoncé, on aurait à la fois des résultats significatifs et une dynamique globale.
Pour l’instant, on n’a que des clopinettes, et même des chefs d’entreprise qui se plaignent que les délais sont trop courts alors que ça fait 40 ans qu’on leur dit de changer leurs modes de production.
PS : je suis à 5 t CO2/an, en ayant encore de l’informatique (qui est obligatoire pour des services publics exsangues). Vous êtes à combien ?
Il y a des campagnes où il possible de faire ses courses à vélo, emmener ses enfants à l’école ect.
Des campagnes avec des commerces de proximité, cela existe encore.
Comme toutes les maisons ne font pas 200m², que tout les jardins sont en monoculture.
Stop les généralités.
Comme si vivre en ville était la super solution.
La vie à la compagne et en ville sont possible, ferme partager en permaculture, et urbaine en ville ect des alternatives sont connus mais peu appliquer.
Et il est vrai que vu qu’on fait tout à pied dans les villes, les voitures sont peu nombreuses.. ah on me dit que non.
Salut,
Bon article encore une fois!
Note : petite typo “Ce qui est irresponsable (et donc inadmissible,” il manque une parenthèse fermante je pense.
Mis à jour, merci !
Dilème du prisonier… à quoi bon supprimer les emplois en France s’ils partent à l’étranger? En quoi ça va diminuer les émissions de CO2, surtout qu’à l’étranger TOUT ce qui y est produit est plus émetteur de CO2 que si c’était produit en France (grâce à nos centrales nucléaires)
Il ne peut y avoir d’accord que MONDIAL…
Et de quoi vont vivre les pays qui ne (sur)vivent que grâce au tourisme?
Super intéressant comme d’habitude. Un gros travail de recherche et une analyse pertinente !
Bravo Keep Going !
Hier vous parliez de “discours” pour qualifier les arguments qui ne vous plaisent pas. Je partageais partiellement votre approche mais partiellement seulement, derrière les mots il y a parfois de bonnes raisons et, avec le quatificatif de “discours” vous exprimez dans ce cas, un mépris tout à fait injustifié … Maintenant vous parlez “d’excuses” pour évoquer l’argument “emplois” … Même technique rhétorique: l’argument ne vaut rien car il n’exprime qu’une “excuse”, c’est à dire une fausse bonne raison. Mépris encore. Est-ce à dire qu’il n”y a aucune relation de cause à effet, même partielle, entre la décroissance ou la désindustrialisation ou encore la fermeture d’usines et la modification profonde des stratégies technologiques d’entreprise et l’emploi. ? Si vous niez toute relation systémique entre le tout et ses parties, je vais finir par ne plus vous lire – le sujet transition énergétique va durer longtemps, il ne concerne aucun pays en particulier mais le monde entier et l’ensemble de ses acteurs. Il est d’ampleur mondiale. On n’en aura pas fini demain. Si tous ceux qui ne partagent pas entièrement vos vues ne font que des “discours” et n’ont à leur disposition que des “excuses”, alors vous êtes déjà en retard de la transition à mettre en place.