Sans le savoir, vous avez peut-être déjà entendu parler de la science de l’attribution par les unes des journaux : “En 2022, le changement climatique a rendu les canicules meurtrières en Inde et Pakistan 30 fois plus probables“. Ou encore “Une étude confirme que la vague de chaleur qui frappe l’Inde et le Pakistan depuis début mars a été rendue trente fois plus probable par le changement climatique“.
En effet, nous savons qu’avec la poursuite du réchauffement, chaque région subira de façon différenciée plus d’évènements climatiques extrêmes, parfois combinés, et avec des conséquences multiples. Les chances augmentent avec chaque fraction de degré supplémentaire. L’objectif est alors de savoir si nous pouvons établir un lien entre un évènement extrême observé et le changement climatique.
Plus globalement, la bonne question n’est finalement pas de savoir si c’est le changement climatique qui est responsable ou non, mais plutôt de connaître son influence sur un évènement.
Si la science de l’attribution n’est pas nouvelle et était déjà présente dans les tous premiers rapports du GIEC, elle gagne aujourd’hui en notoriété. Notamment parce que les résultats pourraient permettre une vague de procès sans précédent, avec des centaines de milliards en jeu. Cet article permet de comprendre comment cela deviendra de plus en plus la norme.
Sommaire
ToggleQu’est-ce que la science de l’attribution ?
Si vous vous demandez si nous pouvons attribuer un évènement météorologique extrême au réchauffement climatique, et dans quelle mesure, la science de l’attribution pourra probablement vous aider à répondre à cette question.
Elle est définie par le GIEC comme telle : “la science de l’attribution concerne l’identification des causes des changements dans les caractéristiques du système climatique (par exemple, les tendances, les événements extrêmes uniques)“. Des progrès très importants ont eu lieu depuis le dernier rapport du GIEC sur l’attribution. Nous en avons parlé dans tous les articles sur les extrêmes météorologiques dans notre série avec le CNRS (canicules, cyclones ou sécheresses, par ex).
Est-ce que cela concerne tous les types d’évènements météorologiques extrêmes ? Voici ce que nous dit le GIEC :
Le changement climatique d’origine humaine affecte déjà de nombreux phénomènes météorologiques et climatiques extrêmes dans toutes les régions du monde. Les preuves des changements observés dans les phénomènes extrêmes tels que les vagues de chaleur, les fortes précipitations, les sécheresses et les cyclones tropicaux, et, en particulier, leur attribution à l’influence humaine, se sont renforcées depuis le cinquième rapport d’évaluation.
A retenir :
- Il n’est plus nécessaire de parler de manière générale de l’influence du changement climatique sur tous les événements ; nous pouvons estimer dans quelle mesure, par exemple, une vague de chaleur donnée a été aggravée par l’activité humaine.
- Pour la première fois, le GIEC (chapitre 11) décrit une augmentation observée des ouragans. Auparavant, les preuves étaient trop incertaines pour faire l’objet d’un consensus international.
- Les phénomènes météorologiques extrêmes s’aggravent désormais de manière détectable et attribuable sur toutes les parties de tous les continents (à l’exception du sud de l’Amérique du Sud, où les données étaient trop rares).
Quelle est la méthodologie de la science de l’attribution ?
Comment procèdent les scientifiques pour savoir si l’on peut attribuer un évènement météorologique extrême au changement climatique ? Voici ce que nous avions expliqué dans l’article sur les canicules et les inondations.
Pour aborder l’attribution d’un évènement, une notion est très importante : la période de retour (durée moyenne au cours de laquelle, statistiquement un événement d’une même intensité se reproduit).
Celle-ci est toujours accompagnée de son intervalle de confiance, la fourchette de valeurs possibles, qui quantifie l’incertitude liée au calcul. Le calcul est fait alternativement dans le monde factuel (le monde réel/observé incluant l’influence humaine) et dans un monde contrefactuel (sans perturbation humaine du climat). Sont alors comparées les deux probabilités/temps de retour obtenues pour quantifier l’importance de l’influence humaine.
Le même procédé est utilisé pour évaluer l’impact sur l’intensité, cette fois-ci en raisonnant à probabilité d’occurrence donnée. Nous pouvons prendre l’exemple de la vague de chaleur record de 2019 sur la France. Dans cette étude de Vautard & al. 2020, nous apprenons que “par exemple, en France et aux Pays-Bas, la vague de chaleur de 3 jours en juillet a une période de retour de 50-150 ans dans le climat actuel et une période de retour de plus de 1000 ans sans forçage humain. L’augmentation des intensités est plus importante que le réchauffement climatique d’un facteur 2 à 3“.
Les climatologues s’interrogent enfin sur l’évolution future de ce type d’évènement en utilisant des projections climatiques, c’est-à-dire des simulations couvrant le futur (souvent le 21e siècle), en faisant une ou plusieurs hypothèses sur l’évolution des concentrations atmosphériques des gaz à effet de serre, des aérosols, de l’usage des sols.
Enfin, et comme explicité dans cet excellent petit guide sur l’attribution, le cadrage est très important :
“une vague de chaleur sur le Royaume-Uni – peut être décrit de plusieurs façons. Par exemple, trois jours à plus de 30°C à Londres, ou dix jours à plus de 25°C en Angleterre et au Pays de Galles. Ce choix influence les résultats de l’étude d’attribution. L’approche moderne consiste à utiliser plusieurs définitions et à calculer les résultats pour chacune d’elles. Cela donne aux scientifiques une idée de la manière dont la définition de l’événement affecte les résultats, et leur permet d’adapter l’étude à l’aspect de l’événement qui a le plus fort impact”
Utiliser plusieurs méthodes d’attribution, différents modèles climatiques en suivant un protocole pour évaluer l’influence du changement climatique améliore la fiabilité des résultats. C’est ce que fait le Word Weather Attribution.
L’apport du World Weather Attribution
Depuis 2014, une initiative menée par une collaboration paneuropéenne de scientifiques spécialistes de l’attribution, le World Weather Attribution (WWA), a réalisé un certain nombre d’études d’attribution rapides. Pourquoi “rapides” ? Avant, cela prenait des mois, voire des années pour avoir une étude d’attribution. Il fallait aussi que les études soient revues par les pairs.
Ici, “le WWA publie ses études sans attendre la revue par les pairs, mais en utilisant des méthodes qui ont elles-mêmes fait l’objet d’un tel examen“, précise Friederike Otto, autrice du dernier rapport du GIEC et qui travaille activement pour le WWA. Les travaux du WWA sont ensuite souvent suivis par une étude revue par les pairs. Ce procédé n’a pas toujours été apprécié par tous les scientifiques, mais cela a permis de faire bouger les lignes et d’accélérer grandement le processus d’attribution.
La scientifique Friederike Otto travaille également en étroite collaboration avec des avocats qui utilisent les recherches du WWA pour développer des actions en justice visant à forcer les entreprises ou les gouvernements à réduire leur impact sur l’environnement ou simplement respecter leurs engagements, voire à demander des compensations pour les victimes. Nous y reviendrons.
Cas pratique : inondations en Allemagne et en Belgique
Avec une méthodologie bien précise, le World Weather Attribution (WWA) a pu donner des résultats en quelques semaines au sujet des inondations qui ont touché l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, du 12 au 15 juillet 2021.
Ses scientifiques ont analysé comment le changement climatique induit par l’homme a affecté les précipitations maximales sur 1 et 2 jours pendant la saison estivale (avril-septembre) dans deux petites régions où les récentes inondations ont été les plus graves (Ahr-Erft en Allemagne et la Meuse en Belgique), et partout ailleurs dans une zone géographique plus importante comprenant l’Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas.
Les conclusions sont les suivantes :
- Le changement climatique a augmenté l’intensité des précipitations maximales journalières pendant la saison estivale dans cette grande région entre 3 et 19 % par rapport à un climat mondial plus froid de 1,2 °C qu’aujourd’hui. L’augmentation est similaire pour l’événement de deux jours.
- La probabilité qu’un tel événement se produise aujourd’hui par rapport à un climat plus froid de 1,2 °C a augmenté d’un facteur compris entre 1,2 et 9 pour l’événement d’un jour dans la grande région. L’augmentation est à nouveau similaire pour l’événement de deux jours.
- Dans le climat actuel, pour un endroit donné de cette grande région, nous pouvons nous attendre en moyenne à un événement de ce type tous les 400 ans.
- Il est attendu que de tels événements se produisent plus fréquemment qu’une fois tous les 400 ans dans la grande région de l’Europe occidentale à mesure que le climat se réchauffe. Rappelons que ce n’est pas une fatalité, que “l’inertie est plus politique que climatique“.
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Quelles sont les limites de la science de l’attribution ?
Il existe certaines limites à la science de l’attribution. En voici les principales :
- Les études d’attribution ne sont fiables que dans la mesure où les modèles qui les sous-tendent le sont. C’est pour cela que le WWA croise les résultats de plusieurs modèles (certains sont rejetés) pour bien estimer la robustesse des résultats.
- Certaines études d’attribution sont (pour l’instant) plus fiables pour certains évènements que pour d’autres. Typiquement les canicules et les précipitations extrêmes sont bien comprises. C’est moins simple avec les cyclones par exemple, même si la science est désormais plus claire sur le lien entre changement climatique et intensité des ouragans, comme souligné par le dernier rapport du GIEC. C’est également plus compliqué pour les sécheresses.
- Il faut jusqu’à 40 ans d’observations pour établir une statistique robuste et comparer avec les résultats de modèles. Cela n’est pas possible partout, notamment dans les pays du Sud. C’est à nouveau une injustice à corriger que de nombreux scientifiques des pays du Nord essayent de réduire, notamment pour le continent africain. Il ne faudrait pas que ces pays soient doublement pénalisés car il n’y a pas de données et que certains justifient l’absence d’action par manque d’études d’attribution !
La science de l’attribution permet une meilleure communication entre des évènements météorologiques et le climat
La science de l’attribution a le très grand avantage de rendre plus concret la communication sur le changement climatique. Parler d’un monde réchauffé de +1, +1,5°C voire +2°C est parfois trop abstrait. Il n’y a qu’à voir la confusion terrible sur le +4°C annoncé par le ministre de l’Environnement en février dernier.
Mais aujourd’hui, à seulement +1,15°C de réchauffement mondial depuis le début de l’ère industrielle, nous pouvons communiquer plus facilement sur les évènements extrêmes dans un monde qui se réchauffe. Un titre comme “Une étude confirme que la vague de chaleur qui frappe l’Inde et le Pakistan depuis début mars a été rendue trente fois plus probable par le changement climatique” interpelle et facilite la communication.
Plus globalement, il existe trois erreurs courantes de communication lorsque les médias couvrent les évènements météorologiques extrêmes. Même si la couverture médiatique s’améliore, nous sommes encore très loin du compte. Tentons ici de donner des pistes d’amélioration.
Ignorer le changement climatique comme cause de l’évènement
L’un des plus grands drames de notre époque est le manque d’informations claires sur le lien entre l’augmentation des aléas climatiques, leur intensité, et le réchauffement climatique. Soyons plus précis, et parlons même du réchauffement climatique anthropique, ou réchauffement d’origine humaine pour être encore plus simple.
Ce réchauffement est causé par les émissions de gaz à effet de serre, c’est un fait établi, et les humains sont bel et bien responsables de cela, bien évidemment de manière différenciée. Même si ce réchauffement anthropique est incontestable (en tout cas dans la littérature scientifique), le lien est très rarement fait entre les aléas et les activités de l’industrie fossile.
C’est pour cela que certains scientifiques ont proposé de renommer les canicules Total1, Exxon2, Gazprom3 pour mieux identifier les causes.
Attribuer l’évènement sans preuve
Nous ne pouvons pas attribuer chaque évènement météorologique extrême au changement climatique. Les climatosceptiques n’attendront qu’une erreur de communication comme celle-ci et vous accuseront de catastrophisme, d’exagérer la situation. Il n’y a pas besoin d’exagérer, la situation est déjà bien assez grave. Etre alarmant, sans être alarmiste.
En 2021, nous avons eu un très bel exemple de mauvaise communication avec une sécheresse à Madagascar. A la suite d’un commentaire d’un membre de l’ONU, la presse avait répété que le changement climatique avait provoqué la première famine au monde à Madagascar. Des politiques avaient également relayé le message.
Il aura fallu attendre quelques mois et une étude d’attribution du WWA pour savoir que finalement, le changement climatique ne faisait pas partie des principaux facteurs qui avaient provoqué la famine.
Cela ne veut pas dire que ce ne sera pas le cas à l’avenir et que le changement climatique ne va pas rendre la situation plus difficile à Madagascar. Une étude d’attribution donnera un résultat différent d’un évènement à un autre, “en fonction du lieu, de la période de l’année, de sa gravité, de son étendue et de sa durée“.
Comme précisé par le World Weather Attribution, “tous les phénomènes météorologiques extrêmes ne sont pas rendus plus fréquents et plus graves par le changement climatique. Certains d’entre eux peuvent même voir leur probabilité se réduire du fait du réchauffement, ou ne pas être particulièrement influencés. Les journalistes
ont donc raison d’être prudents et de ne pas établir un lien qui pourrait ne pas exister“.
Considérer que le réchauffement climatique est seul responsable
La troisième erreur la plus récurrente est de considérer que le réchauffement climatique est le seul responsable. Réchauffement climatique ou pas, les risques naturels comme les inondations, les sécheresses et les canicules peuvent devenir des catastrophes en fonction de la vulnérabilité de la société. Une vague de chaleur fera forcément moins de dégâts si toute la population est équipée d’une climatisation (qui accentue elle-même le changement climatique..).
Un bon exemple pour illustrer cela est de faire la différence entre fortes pluies et inondations. Une forte pluie (aléa) ne mènera pas forcément à une inondation, à des dégâts matériels et à des pertes humaines. Cela dépendra en effet de l’urbanisation, de l’artificialisation des sols, etc. Une approche en risque combinant exposition et vulnérabilité est indispensable.
En outre, il existe plusieurs types d’inondations, mais leur médiatisation diffère considérablement. Celles qui ont le plus d’impact sur les habitations humaines, sur les industries ou encore sur des zones agricoles retiennent forcément plus notre attention que des inondations extrêmes là où il n’y a quasiment aucune présence humaine.
Comment la science de l’attribution peut vous conduire au tribunal
Faire un procès à cause du changement climatique ? Cette idée n’a rien de nouveau. A l’instar de Myles Allen, des scientifiques se penchent sur le sujet depuis au moins vingt ans.
L’Accord de Paris a eu un effet positif sur les contentieux climatiques. C’est ce que nous explique Marta Torre-Schaub, directrice de recherche au CNRS : “c‘est un argument de force dans un certain nombre d’actions en justice. Je pense qu’il y a certainement eu un effet positif de l’Accord de Paris sur l’accélération de ce type de procès”.
“Quand les gouvernements n’agissent pas suffisamment, ils s’exposent à des actions en justice“, explique Yann Robiou du Pont pour Bon Pote. Plusieurs pays, dont l’Allemagne et les Pays-Bas, ont été condamnés par leur Cour de Justice à revoir leurs objectifs de réduction de GES. Dans les actions en justice pour lesquelles il a pu conseiller la Cour au travers de rapports d’expert (contre les Pays-Bas, Union Européenne, 33 pays d’Europe dont la France, TotalEnergie, la Suisse), des études scientifiques individuelles pouvaient servir de référence.
La science de l’attribution permettra-t-elle de remporter plus de procès ?
Dans une étude très intéressante de Stuart-Smith & al. (2021), les autrices et auteurs montrent que la science de l’attribution pourrait améliorer le “manque de preuves” lorsqu’une ONG ou un groupe d’individus attaquent en justice une entreprise ou un Etat. Si jusqu’à aujourd’hui les plaintes étaient jugées “non recevables” par la justice dans les différents pays, le rôle des preuves scientifiques dans les litiges relatifs au climat pourrait changer la donne.
Historiquement, c’est aux Etats-Unis qu’il y a eu le plus d’actions en justice menées, mais c’est le cas dans un nombre croissant de pays depuis plusieurs années. Au cours des 15 derniers mois, des affaires ont été identifiées dans sept nouveaux pays : Bulgarie, Chine, Finlande, Roumanie, Russie, Thaïlande et Turquie. Au total, plus de 130 dossiers ont été déposés dans les pays du Sud.
Toute la difficulté réside dans le fait de prouver la causalité des dégâts subis, et d’y attribuer la responsabilité. A une entreprise ? Un pays ? C’est également tout l’enjeu des Pertes et Préjudices : qui doit payer pour les conséquences du changement climatique ?
A titre d’exemple, l’étude d’attribution pour les inondations au Pakistan en 2022 a démontré que le changement climatique avait amplifié la catastrophe. Coût minimum : plus de 30 milliards de dollars. Qui doit alors payer ? L’Etat Pakistanais dont l’action climatique est insuffisante ? Ou une entreprise comme Total, Shell, Exxon pour sa responsabilité dans le changement climatique ? Ou encore les Etats-Unis ou la France, pour leur responsabilité historique ?
En continuant de progresser, comme suggéré par Robert Vautard, la science de l’attribution pourrait aider les plaignants à répondre aux exigences légales en matière d’établissement de la causalité. Si les plaintes aboutissent à un procès où les responsables devront payer, ces travaux scientifiques pourraient coûter des milliards aux entreprises et aux Etats.
3 Responses
Dans un tribunal on ne condamne pas quelqu’un car il y a 51% de probabilité que ce soit iel. Ni même 60% ni même 90% … Certains tribunaux étant arrivés même a quelque chose comme 1/1 millions.
Bref il faut la certitude.
Mais ça fera vivre grassement les avocats des 2 bords.
Merci pour cet article clair et intéressant !
Je trouve cet article de grande qualité : l’attribution est à mon (humble) avis un sujet compliqué et l’explication qui est donnée est claire.
Merci