Chris (@PoliticoboyTX) a vécu 5 ans à Houston au Texas. Il tient un blog et couvre la campagne présidentielle US pour le site LVSL.fr et via un podcast pour la web TV le Média. Je souhaitais avoir son point de vue sur la société américaine et les questions climatiques. En d’autres termes : y a-t-il de l’espoir ou des attentes à avoir de l’autre côté de l’atlantique, et quelles sont les perspectives avec l’élection présidentielle qui arrive.
Salut Chris ! J’imagine que tu dois être sur le qui-vive avec les élections qui arrivent. De manière générale, quelles sont tes impressions sur la’ way of life’ des Américains ? Est-ce qu’il y a un changement de mentalité et une prise de conscience, ou bien est-ce aussi désastreux que ce qu’on en dit ?
En arrivant à Houston, on ressent clairement un choc culturel. Les légions de pick up truck sur les autoroutes à 26 voies, avec les gigantesques échangeurs dans le ciel, la taille des sodas, les maisons super mal isolées où la clim tourne à fond, tout ça contribue à l’impression de démesure et de gâchis.
En été, la chaleur est accablante, mais tu es obligé de sortir avec une petite veste pour ne pas mourir de froid sous les clims des bars et restaurants. La voiture est indispensable. On m’a dit en arrivant : « ne prends pas les transports en commun, c’est pour les pauvres ». Et c’est vrai que Houston est très mal desservie, et que dans le bus, les profils sont particuliers. On y croise surtout des gens en grande difficulté. Ça fait un peu penser à un pays du tiers monde : énormément de richesse d’un côté, et de la très grande pauvreté de l’autre.
Passé le choc initial, on découvre aussi les bons côtés. Les Whole Food Markets et Biocoops, les rayons de produits bio y compris dans les Walmart, les burgers végétariens sur tous les menus, les manifs pour le climat, l’engagement des militants et activistes, leur attitude optimiste… L’idée de Green New Deal est venue des USA. On trouve le pire et le meilleur, mais c’est vrai qu’ils partent de loin. Leur territoire a été aménagé en partant du principe qu’il était sans limites, et que l’essence serait éternellement à 40 centimes le litre. Alors ça donne des trucs aberrants, les distances à parcourir, les voitures qui surconsomment, les gens en surpoids. Disons que la façon dont est organisé le pays n’encourage pas à la sobriété. Ça et la culture capitaliste qui pousse à la surconsommation et met en place des conditions de vie qui vont ensuite créer des comportements particuliers. On ne peut pas reprocher à des gens qui cumulent trois emplois mal payés de manger chez Burger King.
Depuis que Trump s’est retiré de l’Accord de Paris (COP21), y a-t-il eu des changements ?
Clairement. Côté législatif, Trump est un véritable désastre pour le Climat. Il a mis fin aux modestes avancées de l’ère Obama en termes de régulations environnementales. Je t’en cite deux. Il a abrogé la loi qui obligeait les constructeurs automobiles à réduire la consommation de leurs véhicules, contre l’avis des constructeurs eux-mêmes. On parle de 1 milliard de tonnes de C02 qui auraient été évitées et que Trump va donc ajouter au bilan carbone des USA.
Deuxièmement, il a abrogé la loi qui obligeait les producteurs de pétrole et de gaz à quantifier les fuites de méthane – là aussi contre l’avis des grandes compagnies pétrolières qui demandent davantage de régulation. En plus de ça, il a ouvert pas mal de parcs et territoires protégés à l’exploration pétrolière, tente de subventionner le charbon et fait de nombreuses autres choses très contestables, même du point de vue de Wall Street. Le New York Times vient d’estimer l’impact de ces décisions : près de 2 milliards de tonnes d’équivalent CO2 supplémentaires dans l’atmosphère, comparé à l’ère Obama.
On voudrait foutre en l’air le climat le plus vite possible, on ne s’y prendrait pas autrement.
Il y a aussi les effets indirects de sa présidence, lorsqu’il soutient Bolsonaro qui organise méthodiquement la déforestation massive de l’Amazonie, par exemple.
Mais de l’autre côté, la société américaine lui répond. Les grandes villes accélèrent leur plan climat, la Californie a lancé des actions en justice contre l’administration Trump, et vu le marché que cela représente, les constructeurs automobiles s’alignent sur les standards d’émissions californiens – que Trump conteste par ailleurs en justice. La société civile se mobilise, avec de nouveaux mouvements d’activistes comme le Sunrise.
Avec les incendies en Californie, les mentalités évoluent-elles ?
Oui, clairement, même si les médias ne font pas le travail derrière. En 2018, Houston a été totalement bloquée pendant une semaine et des dégâts considérables ont été causés par l’ouragan Harvey. Pas une télé ne faisait le rapprochement avec le climat. Mais les gens le font. Mes amis qui vivent en Californie vivent une sorte de dystopie au moins deux mois dans l’année. Les incendies produisent un air irrespirable, ils ne voient plus le soleil et ne sortent pas de chez eux, alors que les feux sont à des centaines de kilomètres. Ça fait des années que ça dure même si c’est particulièrement violent cette fois-ci. Dans les grandes plaines ce sont les inondations, sur la côte sud, les ouragans. Sans parler des pics de chaleur. Paradoxalement les USA sont peut-être le seul pays riche qui subit les conséquences du changement climatique de plein fouet.
Du coup, une frange de plus en plus importante de la population cite le Climat comme sa principale préoccupation. Lorsqu’il a été formulé pour la première fois, 80% des électeurs se disaient favorables à un Green New Deal. Depuis Fox News est passé derrière et le taux d’approbation tourne plutôt autour de 60%, mais ça reste une proposition populaire.
En 2018, l’élue du Bronx Alexandria Ocasio-Cortez (AOC) a introduit le Green New Deal au Congrès, peux-tu nous raconter comment cela s’est passé?
En fait, tout part du mouvement Sunrise qui s’est lancé dans une action éclair, dont le but était d’occuper le bureau de Nancy Pelosi, la cheffe des démocrates au Congrès et troisième personnage de l’État. Ils ont contacté AOC, qui a accepté de les aider et même décidé de se joindre à eux, ce qui est assez fou pour une jeune élue qui arrive tout juste au Congrès. Au départ, la revendication des militants était de demander une commission parlementaire sur le réchauffement climatique. L’idée d’un Green New Deal existait déjà depuis des années en marge de la politique américaine, portée par des activistes, des intellectuels et le Green Party. Mais il a été popularisé et clairement défini par AOC et le sénateur démocrate du Massachusetts, Ed Markey, lorsqu’ils ont introduit une résolution au Congrès en début d’année 2019.
Et en quoi consiste le Green New Deal (GND) pour ceux qui ne connaissent pas ?
Le nom vient du fameux « New Deal » de Roosevelt qui devait répondre à la crise économique de 1929 et contenait des investissements massifs de l’État pour relancer l’emploi. Là, il s’agit avant tout d’un projet de loi qui définit des grands axes : investissements massifs dans la transition énergétique et la reforestation pour respecter les accords de la COP21, couplés à des programmes sociaux tout aussi massifs pour accompagner la transition en termes d’emplois, de logements, d’éducation et de santé. Surtout, il y a un fort accent mis sur l’aide aux communautés et populations les plus touchées par les conséquences du réchauffement climatique, et l’idée qu’il faut d’ores-et-déjà s’occuper des conséquences inévitables du réchauffement climatique.
À la surface, on pourrait voir ça comme une sorte de vaste programme de relance économique par la croissance verte. Mais en réalité, c’est un programme anticapitaliste qui place le bien-être des populations avant le profit et la croissance. Avec deux éléments très importants à intégrer. Premièrement, la notion de garantie à l’emploi universel, qui revient à dire que l’État et les collectivités locales se portent garants d’employer tous les chômeurs et personnes qui en font la demande à un salaire permettant de vivre dignement, ce qui court-circuite le marché de l’emploi privé. Cela part du constat que le problème ne vient pas d’un manque de travail – il y a des quantités de choses à faire pour assurer la transition vers une société soutenable – mais d’un manque d’offre d’emplois dans un système capitaliste par définition incapable de prendre en compte la valeur de la planète ou de l’environnement dans son pricing.
L’autre pilier important, c’est le mode de financement. Le Green New Deal préconise de financer tout ça par la création monétaire, ce qui est tout à fait possible aux USA puisque la banque centrale est dépendante du Congrès et a la possibilité de créer la monnaie nécessaire (elle le fait déjà pour financer l’armée). Là je te renvoie à la Modern Monetary Theory et Stephanie Kelton.
Cette idée de Green New Deal s’est-elle imposée dans le parti démocrate ?
Très schématiquement le parti démocrate se divise en deux factions, une gauche « progressiste » plus ou moins radicale selon les élus et organisations affiliés, qui est majoritairement financée par les petits dons des citoyens et les ONG, et un centre droit « néolibéral » financé d’abord par les grandes fortunes, lobbies et entreprises. Les deux s’affrontent lors des primaires, à tous les échelons électoraux, et leurs élus « s’affrontent » ensuite au Congrès quand il s’agit de négocier un texte de loi.
L’aile droite est majoritaire en termes d’élus (elle a aussi l’appui de toute la presse mainstream), l’aile gauche est majoritaire dans l’opinion. Pour la primaire à la présidentielle, cela s’est terminé par un duel entre le camp « progressiste » incarné par Bernie Sanders, qui soutient le Green New Deal, et Joe Biden qui s’y oppose.
Donc, pour résumer, l’électorat et la base démocrate sont pour le GND, mais les instances dirigeantes du parti bloquent par le haut (pour l’instant).
Où en est Joe Biden sur les problématiques climatiques ?
Si on veut voir le verre à moitié plein, on peut dire que Biden est très sensible à ces problématiques, puisqu’il a un plan d’investissement de 2000 milliards pour le Climat sur quatre ans, plus l’objectif d’avoir une production d’électricité « zéro émission » d’ici 2035. Si son plan reste « timide » et a de nombreux angles morts (par exemple, il est contre l’interdiction de la fracturation hydraulique), c’est bien plus ambitieux que ce qu’on voit en Europe dans les partis au pouvoir.
Après, est-ce qu’on peut lui faire confiance pour tenir ses promesses ? Là, il faut dire qu’il s’est entouré de lobbyistes pro énergies fossiles dans son équipe, et a levé des fonds auprès des industries les plus polluantes. Il fera probablement des choses pour le Climat, au minimum restaurer les politiques d’Obama et rejoindre les accords de Paris, mais ça restera très modeste et insuffisant, car il ne remettra pas en cause le business model actuel, alors qu’un GND dans sa version la plus pure pose les bases de la sortie du capitalisme néolibéral.
Trump ou Biden pour le climat, blanc bonnet contre bonnet blanc ?
Non, car même en étant le plus pessimiste possible, dans le pire des cas, Biden ne fera « rien ». Alors que Trump est activement engagé pour la destruction du Climat, la criminalisation des écologistes et la subvention des énergies, modes de production et consommation les plus sales.
Surtout, Biden est susceptible de bouger ou de faire des concessions à son aile gauche et aux activistes tels que le Sunrise. Alors que Trump serait capable de les qualifier d’organisations terroristes et les accuse déjà de vouloir détruire l’Amérique. C’est un peu comme si tu avais une piscine à moitié remplie d’eau, et le but c’est de la remplir en entier. Biden propose de la remplir à la petite cuillère – il y en a pour des siècles, mais Trump fait des trous dedans et cherche à mettre en prisons ceux qui posent des rustines.
Tu évoques le Sunrise, peux-tu nous en dire plus sur cette organisation ?
Elle a été créée en 2017, par des moins de trente ans. Elle a le statut d’un lobby politique aux USA, pour diverses raisons juridiques, et se concentre exclusivement sur le lobbyisme en faveur d’un Green New Deal. En gros elle est partie du constat qu’on ne pourra pas résoudre le problème climatique sans le politique et une action massive de l’État, et agit en conséquence.
Du coup, toute son action poursuit un but précis : faire adopter le GND. Pour y parvenir, son premier objectif est de forcer les élus à adopter le GND, soit en les convaincant, soit en menaçant de faire élire des candidats pro GND à leur place, soit en mettant cette menace à exécution.
Lors des primaires de 2020, ils ont fait campagne pour Bernie Sanders, mais également pour des candidats à l’échelle fédérale et locale. Avec de nombreux succès. Ils ont fait tomber plusieurs barons néolibéraux du parti démocrate au Congrès en faisant élire des socialistes comme Cori Bush ou Jamal Bowman (New York). Leurs volontaires ont passé plus d’un million d’appels téléphoniques aux électeurs, en faveur de ces candidats, et l’organisation a dépensé des sommes importantes pour des campagnes ciblées sur les réseaux sociaux, on parle de centaines de milliers de dollars pour certaines législatives. Dans l’État du Rhode Island, leurs candidats ont pratiquement pris le pouvoir au parlement.
L’autre objectif de Sunrise est de construire un mouvement large et durable qui devienne une force majeure dans la politique américaine, qui acquiert du pouvoir afin d’être capable d’influer sur les élections, mais aussi sur les votes au Congrès en faveur du Climat, et à l’échelle locale.
Si Biden gagne la présidentielle, ils seront en première ligne pour le forcer à muscler son action pour le climat. D’où l’importance de cette élection. Comme disait Chomsky dans une campagne publicitaire réalisée avec l’aide du Sunrise, cette élection va déterminer si on a encore la possibilité d’agir, ou si on renonce à moyen terme à toute possibilité de maintenir la vie humaine en société organisée.
Depuis la France, peut-on peser sur l’élection US ?
C’est une question délicate, car je maîtrise mal la légalité. Si on a une carte verte, on peut faire beaucoup de choses, y compris des dons à des candidats. Sans carte verte, au minimum on peut « liker » les posts des candidats sur les RS, leur donner plus de visibilité, et surtout convaincre nos amis américains et/ou possesseurs de Green Card de se mobiliser. Après ce qui peut être jugé limite, c’est de militer directement sur les réseaux sociaux pour un candidat, mais là je ne sais pas quelles sont les règles.
Et toi, tu en es où des questions écologiques ? Tu as simulé ton empreinte carbone pour avoir des ordres de grandeur ?
Oui, grâce au simulateur que tu recommandais. C’est bien, j’ai de la marge pour progresser (rires).
Jusqu’à présent, mes efforts se sont portés sur ce que je mets dans mon assiette, et mes achats d’électronique. Mon ordinateur a 6 ans, mon smartphone 4 ans, mon fournisseur d’énergie est 100% renouvelable… Niveau transports, il y a encore des progrès à faire ! Après, j’ai une approche un peu marxiste si tu veux, je pense que les gestes personnels sont insuffisants (dans le meilleur des cas, ça ne représente que 30% des émissions, et ça, c’est si plus personne ne prend l’avion ni ne mange de viande…).
Du coup mes efforts se concentrent sur le front politique. Je m’engage systématiquement pour le candidat/parti (aux US et en France) le plus ambitieux sur le climat, et je milite activement en donnant de mon temps et de mon argent. Je soutiens aussi la presse indépendante en m’abonnant à une demi-douzaine de publications. Ce genre de choses qui permettent de construire une force politique capable de faire basculer le système. Et c’est assez simple de voir quelles organisations (médias, politiques, ONG) sont susceptibles d’avoir un impact : ce sont celles que le pouvoir en place (politique, économique, médiatique) attaque. Si une organisation ne dérange personne, elle n’aura probablement aucun impact significatif.
Il y a six mois tu écrivais que les démocrates allaient battre Trump, est-ce que tu tiens toujours ce pari?
(rires) J’ai parié ça moi ? Bon, depuis il y a eu pas mal d’évènements qui ont modifié la donne : la covid, les manifestations Black Lives matters… mais paradoxalement ça a plutôt enfoncé Trump, qui a raté une occasion en or de tuer le match en gouvernant un minimum convenablement. Mais comme il semble incapable de faire preuve de la moindre compétence, la tendance lui est très défavorable. Si l’élection a lieu dans des conditions normales, Biden est très bien placé pour la gagner. S’il y a de nombreux problèmes dans l’organisation du vote, ou qu’il y a un accident, c’est plus ouvert. Le décès de Ruth Bader Ginsburg, la doyenne des juges démocrates à la Cour suprême, fait parti de ces imprévus…
On arrive à la fin de l’interview, tu as carte blanche pour évoquer un dernier point !
On a bien fait le tour, et je mettrais l’accent sur deux éléments. D’abord, pour faire évoluer les choses, on ne peut pas faire l’économie du politique. À tout niveau, et en particulier à l’échelon national. Avec les classes populaires et moyennes et contre les riches et puissants. L’écologie est nécessairement conflictuelle, même si au final on est tous « gagnants » si on sauve la planète… C’est particulièrement criant aux USA, après avoir été pris dans les inondations lors de l’ouragan Harvey, j’en suis convaincu. Les riches avaient des hélicoptères pour se mettre au sec, nous on avait les genoux dans l’eau.
Et mon second point : il faut rester optimiste. Aux USA, on trouve le pire comme le meilleur. Le livre de Mathieu Magnaudeix sur les nouveaux activistes américains montre bien ça. J’encourage vraiment à se pencher sur le GND dans sa version originale, à s’inspirer de ce qui marche là-bas, des pratiques et stratégies. Et de s’engager, la joie est dans l’action !