Fanny Parise est anthropologue, spécialiste des mondes contemporains et de l’évolution des modes de vie. Elle a consacré la dernière décennie à étudier les phénomènes de renouveau de la consommation.
Bonjour Fanny, merci d’avoir accepté cette interview. Pour commencer, pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste le métier d’anthropologue, et en quoi il est indispensable pour comprendre la société dans laquelle nous sommes aujourd’hui ?
L’anthropologie, c’est l’étude de l’Homme et des sociétés. Etre anthropologue, c’est s’intéresser à la diversité des cultures au prisme de l’unité de l’Homme afin de réduire l’altérité entre « nous » et les « Autres ». Le métier d’anthropologue consiste à aller à la rencontre des « Autres » afin de comprendre qui ils sont et comment ils vivent.
Concrètement, il s’agit d’avoir recours à une méthodologie d’observation qui s’appelle l’ethnographie : on observe et on recense tout ce que l’on voit, comme la manière de parler des personnes, leur manière de s’habiller, la forme de leurs interactions sociales, l’ambiance des espaces publics, etc. Ensuite, on tente de trouver une logique sociale à ce que l’on a observé, c’est ce que l’on appelle l’ethnologie. Et enfin, on fait des comparaisons pour mieux comprendre ce que l’on a vu et analysé en allant chercher d’autres groupes d’individus qui, dans des contextes sociaux et culturels différents, agissent suivant un principe similaire.
Tout ça pour dire, que le métier d’anthropologue c’est d’aller à la rencontre des gens, de passer du temps avec eux, pour grâce à eux, mieux comprendre certains aspects de notre société. Dans un contexte de permacrise comme celui que nous traversons, l’anthropologie permet d’apporter des réponses complémentaires, souvent dérangeantes, vis-à-vis des nouveaux récits qui s’installent. L’anthropologie ne doit pas dire ce qui est bien ou mal, ce que les gens doivent ou devraient faire, mais plutôt, elle questionne et soulève des lièvres afin que ceux qui s’intéressent à elle, puissent percevoir différemment leur réalité et se la réapproprier, loin des imaginaires imposés.
Plusieurs concepts phares sont au centre de votre livre, comme les enfants gâtés et les nouveaux sauvages. Comment les définissez-vous et comment les différencier ?
Les nouveaux sauvages représentent une élite médiatico-créative qui fait partie des classes supérieures occidentales. Cette élite impose une nouvelle culture légitime, celle de l’éco-responsabilité, au reste de la population. Une culture qui va se traduire par de nouvelles règles de consommation dites « éco-responsables ».
Les enfants gâtés, eux, sont des influenceurs domestiques qui font, pour la majorité, partie des classes moyennes occidentales. Ils sont ceux qui rendent possibles la démocratisation des préceptes des nouveaux sauvages auprès du reste de la population occidentale. Ce sont les croyants du capitalisme responsable : pour eux, c’est par la consommation, si elle est éco-responsable, qu’une transition sociétale va être possible. Une transition au prix du moindre effort, qui d’après les travaux que je mène, conduit au mieux à un statu quo, au pire à consommer encore plus qu’avant.
Les nouveaux sauvages et les enfants gâtés représentent environ 25% de la population occidentale.
D’après les nouveaux sauvages, “le combo de la basket de marque Veja, le pull en cachemire Future et un smartphone reconditionné doit permettre à l’humain d’atteindre un stade supérieur de conscience, et ainsi offrir une seconde chance à l’humanité“. On pourrait vous reprocher ici un propos caricatural. Mais est-ce vraiment si caricatural que cela ?
Tout d’abord, être anthropologue ce n’est pas d’avoir un discours complaisant à l’encontre de ceux que l’on observe, et encore moins lorsque l’anthropologue fait partie de la même communauté ; mais à l’inverse, c’est de trouver les mots qui vont faire réagir les « observés » afin, non pas de produire un jugement de valeur, mais de questionner la pertinence d’un mode de vie, d’un modèle de société.
Ensuite, si vous me posez cette question, c’est que l’extrait que vous venez de me citer fait écho à une réalité, et même vous a fait réagir. Ce n’est pas une caricature, c’est une photographie d’un moment de société. Car c’est un fait, certaines marques ou objets sont devenus des totems de la transition qui vont être valorisés par les nouveaux sauvages et les enfants gâtés, à tel point, que certain d’entre-eux deviennent même des « humains-sandwich » de l’éco-responsabilité.
Enfin, j’aime faire preuve d’irrévérence afin de mettre à distance notre vie quotidienne pour rendre notre réalité plus radicale, afin d’objectiver la violence symbolique véhiculée par la nouvelle culture légitime que les nouveaux sauvages sont en train d’imposer à l’ensemble de la société occidentale.
Vous revenez longuement dans votre livre sur la créatocratie. Comment peut-on la définir ? Peut-on dire que la France est une créatocratie ?
La créatocratie est un néologisme formé du préfixe creato (création) et du radical cratie (pouvoir). La créatocratie désigne un système dans lequel ceux qui dirigent, ceux qui ont le plus de pouvoir politique et économique sont ceux qui créent et qui contrôlent la culture. La culture créatocratique est celle de la socio-éco-responsabilité, c’est-à-dire une culture qui érige en valeurs suprêmes les valeurs sociétales (justice sociale, équité des genres, psycho-spiritualité) et les valeurs écologiques (sensibilité environnementale, respect de la condition animale et/ou du vivant) dans la justification du bien-fondé de la consommation éco-responsable, dite consommation responsable.
La France est une créatocratie dans la mesure où l’idéologie dominante est celle du capitalisme responsable, une idéologie qui vise à faire rimer profitabilité économique et transition socio-écologique, et qui s’exprime dans la vie quotidienne à travers la consommation éco-responsable.
Cette approche réformiste de notre système vise à maintenir le désir de consommation des gens via cette fameuse nouvelle culture légitime qui repose sur les valeurs sociétales et écologiques. Ces valeurs nous amènent à perdre pied avec le réel, car ce n’est pas parce que l’on nous présente des objets, des services ou des expériences qui valorisent certaines valeurs créatocratiques, que leur valeur étendue est en cohérence avec les enjeux sociaux et écologiques actuels.
Vous dites que les bobos valorisent une bien-pensance progressiste qui sous couvert de bonnes intentions amène son lot de dérives. Quelles sont ces dérives ?
Les dérives sont nombreuses et on ne les connait certainement pas encore toutes. De manière non-exhaustive :
- La charge écologique : injonction sociale à être quelqu’un de bien à travers ses choix de consommation, malgré les contraintes de compétences (temps d’apprentissage important de nouveaux savoir-faire), de temps ou de budget.
- L’illusion écologique : biais cognitif par lequel vous pensez consommer un produit écologique car certaines de ses composantes le sont, et puisque ce sont celles-ci que les marques valorisent dans leurs campagnes de communication, vous y allez les yeux fermés. Alors qu’en réalité la somme des composantes du produit que vous achetez le rend peut-être aussi voire plus toxique que celui que vous achetiez auparavant.
- Le crédit moral : une bonne action permet de justifier des écarts sur d’autres postes de consommation, comme prendre l’avion parce que l’on trie ses déchets.
- La théorie des animaux mignons : mise en place d’un nouveau système de règles et d’interdits alimentaires qui permet de justifier la poursuite de la consommation de viande pour les personnes qui souhaitent la diminuer – privilégier la consommation d’animaux « moches » et « peu intelligents » (dindons, poulets), de ceux « qui ne ressentent pas la souffrance » (crevettes, coquillages, insectes), ou de ceux « qui sont éloignés de nous dans la chaîne de l’évolution » (poissons), par rapport aux animaux « mignons » (veaux, lapins) et « intelligents » (pieuvres, chevaux).
La liste pourrait être encore longue !
Mais ce qu’il faut retenir : même si le capitalisme se présente comme « responsable », il n’a pas changé pour autant. Par contre, il a fait preuve de plasticité et il s’est adapté aux aspirations du moment. D’ailleurs avec l’éco-responsabilité, il est rarement question de consommer moins, mais surtout de consommer différemment, et souvent plus. Le progrès et la croissance n’ont pas été redéfinis et les entreprises sont en train de devenir les Eglises de la transition. Elles ne proposent qu’une voie unique, la continuité du chemin consumériste qui annihile et invisibilise toutes les bifurcations sociétales possibles.
Le capitalisme responsable est une position « mainstream », partagée par une majorité de la classe politique française. Avez-vous eu l’opportunité de montrer vos travaux à des politiques et de les confronter sur la possibilité d’un capitalisme ‘responsable’ pour tenir nos engagements climatiques ?
Oui et à de nombreuses reprises. Je suis régulièrement auditionnée sur les différents sujets que j’aborde dans mes travaux. Ce qui est marrant, ou complètement flippant, je vous laisse choisir, c’est qu’à chaque fois, la réaction est la même : mes interlocuteurs sont déstabilisés par mes propos car, je cite, « on n’avait pas vu les choses sous cet angle ». Et c’est bien le rôle de l’anthropologie, amener à faire des pas de côté pour percevoir différemment sa réalité, et surtout, avoir du recul vis-à-vis des choix de société qui sont pris actuellement. Mais bon, en toute honnêteté, je ne suis pas certaine que mes propos aient un réel impact. J’ai même de plus en plus l’impression d’être une idiote utile d’un système qui se meurt et qui veut nous donner l’illusion du contraire.
A travers les nouveaux sauvages, vous prenez l’exemple de deux solutions qui seraient des illusions : la viande végétale face à la barbarie des abattoirs, et la voiture électrique et le covoiturage pour réduire les émissions de CO2 de la mobilité. Compte tenu de la société dans laquelle nous sommes et des multiples blocages et risques de réactance, n’y a-t-il pas ici un risque de solution parfaite, qui est l’un des discours de l’inaction climatique ?
Le risque de solution parfaite me semble secondaire par rapport au risque d’une course en avant effrénée qui va nous conduire dans le mur encore plus rapidement qu’on ne le croit. Ce que je questionne dans cet ouvrage, ce ne sont pas les solutions en tant que telles, c’est la forme unique des solutions : elles sont techno-solutionnistes et capitaliste- dépendantes. C’est un risque énorme de mettre tous nos œufs dans le même panier !
Est-ce si grave si une partie de la population réduit son empreinte carbone, sa consommation de manière générale, même si c’est majoritairement un marqueur social, voire de l’opportunisme. Est-ce qu’on y gagne pas plus qu’on y perd, collectivement ?
Dit de cette manière, ce n’est pas grave. Ils ne font de mal à personne et cela les occupe. Par contre, si on considère l’éco-responsabilité non pas comme un passe-temps d’occidentaux qui ne sont pas dans le besoin mais comme le cœur de la politique de la transition…. Et bien, on est dans la merde !
Le réel risque de l’inaction climatique, il est là.
Comme vous le soulignez dans votre ouvrage, « Toute diminution de la consommation est perçue comme une régression qui n’est culturellement pas acceptable ». Alors que les effets du changement climatique se font de plus en plus ressentir et que nous avons officiellement dépassé 6 limites planétaires sur 9, la fast fashion a toujours le vent en poupe, en témoigne la récente levée de fonds de 2 milliards de Shein. Comment fait-on pour lutter contre cela ? Pour inverser la tendance ?
Pas simple comme question. Voici quelques éléments de réflexion en guise de réponse :
- Ne pas uniquement faire reposer la culpabilité sur l’individu et/ou le consommateur mais avoir des réponses globales qui prennent en considération différentes variables : les routines quotidiennes, la fracture socio-écologique, les modèles socio-économiques, les infrastructures socio-techniques et les politiques et la gouvernance.
- Prendre en compte la valeur étendue des objets et services que l’on consomme : c’est-à-dire rendre visible tout ce que l’on met sous le tapis comme les conditions et les enjeux socio-écologiques de l’extraction et de la production de tout ce qui structure notre vie quotidienne en Occident, ou encore la fin de vie des produits et les dérives associées (décharge de vêtements au Ghana, non recyclabilité des batteries de voitures électriques, etc.).
- Repenser les théories classiques de la valeur, en redéfinissant, par exemple, ce qui est important de ce qui ne l’est pas, ce qu’est le luxe et le superflu, etc. Autrement dit, c’est s’intéresser aux contraintes que l’on perçoit de notre vie quotidienne, et surtout, de choisir celles que l’on veut intégrer à notre vie quotidienne. La contrainte, même si ce n’est pas notre truc, car le capitalisme qu’il soit responsable ou non, nous promet le confort depuis plusieurs décennies, n’est qu’une norme qui n’est pas encore intégrée à nos modes de vie. Donc, il est peut-être temps de choisir nos contraintes avant qu’elles ne s’imposent définitivement à nous.
- Tenter de trouver des manières de faire, de consommer, de vivre qui ne sont pas celles que les entreprises nous proposent. Généralement, les offres prêtes-à-penser de l’éco-responsabilité, ne sont pas des solutions justes et durables pour penser une manière de faire société en cohérence avec les enjeux sociaux et écologiques. Bref, oser faire différemment, mais également penser autrement.
Pour finir sur une note plus positive, quel est selon vous le meilleur moyen pour ne plus se faire avoir par les discours de capitalisme responsable ?
Je ne sais pas vraiment si cette note est plus positive, mais elle invite à se poser des questions. Des questions qui conduisent à voir le monde différemment, et donc in fine, à agir autrement :
- Arrêter de croire que nos modes de vie et nos sociétés ne vont pas être bouleversées en profondeur par les enjeux écologiques de notre époque.
- Ne plus se laisser bercer par les sirènes du marketing du chaos qui amènent à désirer une société qui n’est pas compatible avec le respect du vivant.
- Se réapproprier sa réalité et oser la nuance et l’esprit critique par rapport au capitalisme responsable.
En définitive, le meilleur moyen de ne pas se faire avoir c’est de ne rien attendre du capitalisme, le percevoir comme une option possible parmi une pluralité de manières de faire société, qui restent encore, collectivement à inventer.
6 Responses
Vraiment très intéressant, son analyse est très proche du journal de la décroissance. A lire aussi, car il nous montre nos propres contradictions, et nous fait réagir face aux sirènes du marketing.
Les “enfants gâtés”, juste une nouvelle manière de nommer les bobos?
J’ai des questions sur la phrase “Les nouveaux sauvages et les enfants gâtés représentent environ 25% de la population occidentale.”.
– Est-ce que chacun représentent 25% ou représente -t-‘ils ensemble 25% ?
– de quoi est composé les 50 ou 75% restant ?
– comment ce chiffre a-t-il été établi ?
Très mitigé sur le discours global.
Plusieurs choses qui me tracassent :
– exagéré de dire que le discours de capitalisme responsable est le discours dominant. Pour moi on est même encore dans l’étape d’avant avec plutôt un capitalisme greenwashé. Peut-être que pour elle c’est la même chose, mais j’ai l’impression de voir une bonne nuance entre les 2.
– “non recyclabilité des batteries de voiture électriques”, aïe une fausse information au milieu de tout ce discours ça fait grosse tache. Pas merci Pitron, Pietri et Stephant.
– pourquoi parler d’illusions à propos des bonnes solutions techniques et pas de pistes incomplètes suivie d’une critique de l’organisation capitaliste des moyens de production ? La nuance est moins bien esquissée et ça amène à enterrer la bonne solution technique ce qui revient à se tirer une balle dans la pied dans la situation actuelle.
– finir sur “pluralité de manières de faire société, qui restent encore, collectivement à inventer.” c’est un peu facile après avoir eu un long exposé conceptuel.
Merci notamment de l’avoir repris sur la recherche de solution parfaite. Pour moi sa réponse n’est pas satisfaisante.
Très mitigé sur le discours également.
C’est une critique des solutions qui se développent aujourd’hui pour nous dévier vers des réflexions abstraites. A ce rythme là on peut attendre et réfléchir jusqu’en 2100, voire plus si on attends la fin du capitalisme…
Et il y a encore à dire sur les aspects technique, les extrapolations, la question du risque de solution parfaite mal comprise et les to do list à la fin.
Article très intéressant, faisant moi-même partie de cette classe moyenne écolo-bobo ! Cependant, j’ai quelques remarques sur l’article :
Selon l’autrice, la France est une créatocratie, où la “culture créatocratique est celle de la socio-éco-responsabilité, c’est-à-dire une culture qui érige en valeurs suprêmes les valeurs sociétales (justice sociale, équité des genres, psycho-spiritualité) et les valeurs écologiques (sensibilité environnementale, respect de la condition animale et/ou du vivant) dans la justification du bien-fondé de la consommation éco-responsable, dite consommation responsable.” Il ne me semble pas que l’idéologie dominante actuelle érige en valeur suprême la justice sociale et le respect du vivant, sinon ce ne serait pas Macron au pouvoir !
“Ce que je questionne dans cet ouvrage, ce ne sont pas les solutions en tant que telles, c’est la forme unique des solutions : elles sont techno-solutionnistes et capitaliste- dépendantes. C’est un risque énorme de mettre tous nos œufs dans le même panier !” Pourtant, je pense que la majorité des enfants gatés actuels suivent des médias comme Bon Pote et ont compris que la technologie et le capitalisme ne sont pas la solution, ou je suis trop utopiste.
Peut-être que le Mama Shelter n’était pas le meilleur endroit pour faire ses enquêtes