« Je regrette de ne pas avoir travaillé sous pseudo » :  Inès Léraud et Morgan Large, enquêtrices avec une cible dans le dos

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Morgan page Inès léraud vignette bon pote
©Crédit Photographie : Bastien Ohier / Hans Lucas via AFP / Montage Bon Pote
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Trois déboulonnages. Des menaces répétées. Morgan Large et Inès Léraud, journalistes d’investigation en Bretagne, paient cher leurs enquêtes sur l’agro-industrie. Elles décrivent à Bon pote la mécanique qui les a rendues cibles d’attaques et de violences, ainsi que les conséquences sur leur quotidien. C’est le 3e volet de notre enquête sur les violences anti-écolo en France.

Inès Léraud est la co-autrice de la BD
« Algues vertes, l’histoire interdite », qui a obtenu le prix du meilleur livre de journalisme aux Assises du journalisme en 2020. Morgan Large est journaliste pour la Radio Kreiz Breizh. Toutes deux sont co-fondatrices du média indépendant d’investigation Splann ! 

Morgan Large, vous avez été victime de déboulonnages de vos roues de voiture, ce qui est ni plus ni moins qu’une tentative de meurtre. Pouvez-vous décrire les faits ? 

Morgan Large : tout a commencé après la diffusion du documentaire Bretagne, terre sacrifiée sur France 5 en novembre 2020, dans lequel j’ai témoigné et qui a eu énormément d’audience. Le soir même, j’ai reçu des appels anonymes et des menaces sur les réseaux sociaux. La branche régionale de la FNSEA en Bretagne a réagi et publié un tweet avec mon nom et ma photo. Ensuite, j’ai subi des menaces sur les réseaux sociaux pendant plusieurs mois. En décembre, la clôture du champ de mes chevaux a été ouverte et mes animaux ont divagué (une intimidation courante dans le monde agricole, qui vise à discréditer les personnes et qui signifie au mieux que vous n’entretenez pas vos clôtures, au pire que vous ne nourrissez pas vos animaux, la preuve ils s’échappent ndlr), puis les portes des locaux de ma radio RKB ont été forcées, puis mon chien a été empoisonné. Fin mars 2021, j’ai constaté que ma roue de voiture avait été déboulonnée. J’avais fait des trajets en voiture avec ma fille c’est une voiture personnelle je n’ai pas de véhicule de fonction … 

J’ai constaté un deuxième déboulonnage le 25 mars 2023. Et, je l’avais oublié, mais ma mère avait déjà eu un accident suite à la perte d’une de ses roues de voiture. C’était la mienne, je lui avais prêtée, c’était une voiture jaune bien reconnaissable et surtout cela a eu lieu juste après que mon interview ait été diffusée dans le Journal Breton d’Inès Léraud sur France Culture. Ce n’est que récemment, en tombant sur la facture des réparations, que j’ai constaté avec sidération que cette roue s’était décrochée un 25 mars, soit le même jour que les deux autres.

Comment avez-vous été reçue par les gendarmes ?

Morgan Large : lorsque j’ai déposé une main courante pour les animaux en divagation, je n’ai pas du tout été prise au sérieux. J’ai dû corriger la main courante, tellement elle déformait les événements. En 2021, j’ai appelé les gendarmes : « il manque deux boulons sur ma roue ». Ils m’ont répondu : « Vous voulez qu’on fasse quoi ?”. Ils m’ont dit de mettre une caméra chez moi en montant à un arbre avec une échelle, j’ai trouvé cela très léger, je leur ai d’ailleurs dit « mais ce n’est pas à vous de me protéger ? »… Ils n’avaient pas envie de se préoccuper de ça. Au même moment, à quelques jours près, la journaliste allemande Bettina Kaps qui était venue m’interroger a été agressée et poursuivie par un agriculteur et les gendarmes ne l’ont pas du tout soutenue, au contraire. Ils l’ont forcée à supprimer ses enregistrements, ils sont aussi allés voir le maire de ma commune qui avait publié un post pour dénoncer les atteintes me concernant et aussi celles concernant la journaliste allemande en lui demandant de « calmer le jeu ».

J’ai ensuite été défendue par l’avocat de Reporters sans frontières, celui du SNJ et par un avocat que j’ai choisi en Bretagne. Ils m’ont accompagné pour déposer plainte pour atteinte à la liberté d’expression, et pour dégradation pouvant entraîner des blessures. La plainte a donné lieu à une enquête. Un commissaire a fait l’enquête, il était seul mais sérieux, son travail était intéressant. Malheureusement le temps de la justice et le temps médiatique sont décalés, et ce n’était pas facile. Par exemple, les appels anonymes qui me visaient étaient avec des numéros prépayés. Cela n’a pas abouti.  

En 2023, après le deuxième déboulonnage qui était en fait sûrement le troisième, j’ai demandé une réouverture d’enquête, qui n’a pas été acceptée. En août 2023, j’ai vécu un moment hallucinant J’ai été convoquée par une association qui fait de la médiation judiciaire. Une personne ne connaissant pas mon dossier m’a appelée, il a d’abord confondu avec un autre dossier, puis a fouillé un peu et m’a appris que toute la procédure était terminée. 

Avez-vous demandé une protection ?

Morgan Large : j’ai demandé une protection en 2021, oui. Pas une présence permanente, je voulais pouvoir appeler un numéro d’urgence. Ma fille vivait à la maison, je n’étais pas à l’aise de la laisser seule. Ça m’a été refusé. Mon avocat l’avait demandé au procureur de la République, mais ça m’a été refusé. Je trouvais que c’était pourtant une demande modeste.

Concrètement, comment vous protégez-vous aujourd’hui ?

Morgan Large : j’ai trouvé des astuces, grâce à la mairie du lieu où je travaille, qui m’a aidée. Je me suis officiellement domiciliée au CCAS, comme les personnes sans domicile fixe, pour ne pas que quelqu’un puisse découvrir mon adresse sur une enveloppe. Comme ça, personne ne sait où j’habite. Pour le boulot, ce n’est pas évident, mais je suis quand même retournée sur des manifestations. Je ne suis pas à l’aise, je suis en voiture toute seule, je travaille seule, ce n’est pas rassurant. Il y a une vulnérabilité en tant que journaliste locale, on est intranquilles. J’ai aussi fait une formation en sécurité avec l’Association européenne des journalistes pour savoir que vérifier sur ma voiture. Mais sinon, quoi ? On arrête ?

Inès Léraud, vous vivez la même chose ?

Inès Léraud : je suis très inquiète. Je regrette de ne pas avoir travaillé sous pseudo, de ne pas avoir préservé mon identité. En 2015, quand je suis arrivée en Bretagne, on m’a dit : “T’as pas peur d’enquêter sur l’agro-industrie ? ». Je me disais : « Non mais n’importe quoi, on est en France, des militants ou des journalistes environnementaux agressés, c’est impossible ! » En fait, ce qui est arrivé à Morgan montre qu’ils avaient raison.

Personnellement, je ne diffuse pas mon adresse. Mais certains organismes l’ont, la banque par exemple. Ça m’inquiète. Quand une voiture arrive chez moi, vu que je vis dans un endroit isolé, je ne suis pas toujours bien. 

Quels sont vos rapports avec la gendarmerie locale ? 

Inès Léraud : juste avant la sortie du film de Pierre Jolivet, adapté de ma BD, en 2023, une cellule de renseignement de la gendarmerie de Guingamp a décidé de venir chez moi sans me prévenir. Ils ont roulé très doucement sur mon terrain, en regardant partout. C’était tellement étrange que mes amis ont menti pour moi. Dans le doute, ils ont affirmé que je n’étais pas là. Pourquoi les gendarmes ne m’ont pas prévenue ? J’ai l’impression d’être suspectée, à cause de mon travail. C’était de la curiosité malsaine à mes yeux. Pourquoi venir sans prévenir, au lieu de prendre rendez-vous de façon officielle ? J’ai appelé la gendarmerie de Guingamp, on m’a répondu d’abord qu’ils cherchaient juste à se renseigner, puis ils ont prétexté une dénonciation anonyme disant que je cultive du cannabis. N’importe quoi… C’est plus qu’étrange et je ne peux que me demander si je peux compter sur la gendarmerie pour me protéger, ou si je dois m’en méfier.

Il y a eu des incidents avec la population locale ?

Inès Léraud : d’une manière générale j’ai un grand soutien de la population alentour, y compris des agriculteurs mais il peut m’arriver d’être rejetée. Lors d’une kermesse, quelques jours après le passage de la cellule de renseignement de la gendarmerie, je suis allée à la fête de fin d’année de ma filleule. Un parent d’élève membre de la FDSEA m’a demandé de partir, brutalement, il m’a repoussée. Il n’a pas voulu qu’on me serve à boire et à manger. Les parents d’élèves n’ont pas cherché à me défendre.

Selon vous, qu’est-ce qui a contribué à faire de vous des cibles ?

Inès Léraud : il faut refaire la chronologie. Je me suis installée en Bretagne en 2015. J’ai diffusé sur France Culture le Journal Breton, une enquête au long cours sur le système agroalimentaire breton. Mon travail a porté en partie sur le groupe Triskalia. Sur ses réseaux sociaux, Triskalia m’a accusée de faire du mauvais travail, d’écrire des fictions. Ils ont aussi publié ma photo. Ça a fait petit à petit monter la colère chez les agriculteurs. Morgan et moi avons ensuite enquêté sur ses partenariats avec l’inspection académique qui lui permettaient de faire sa promotion auprès de beaucoup d’élèves.  Les actions dans les écoles ont été annulées, à la suite de nos enquêtes. Ils ont alors écrit sur leur page Facebook qu’à cause de journalistes intégristes, 500 enfants n’iront pas à la ferme. Le groupe a même demandé en septembre 2018 à ses salariés de faire une manifestation contre ceux qui établissent une critique de leur coopérative. Ensemble sur de nombreux sites du groupe, le même jour, des salariés ont été pris en photo en tenant des feuilles composant les mots « Triskalia c’est nous”. Des salariés nous ont dit avoir agi sous les ordres du service communication…

Morgan Large : il faut imaginer le poids de telles campagnes. Triskalia, c’est 4 500 salariés, 17 000 agriculteurs adhérents. Quand le magazine « Paysan Breton » , qui appartient à Eureden (anciennement Triskalia), Groupama et le Crédit Mutuel de Bretagne), fait une publication contre mon travail, ça arrive dans toutes les boîtes aux lettres des agriculteurs, il y a 45 000 exemplaires publiés. Inès et moi sommes devenues dans le discours de l’agro-industrie des ennemies, des gens sur qui les violences peuvent se déchaîner. 

Inès Léraud : sur France Info, l’ancien président de Triskalia a osé assimiler le travail de Morgan à du harcèlement. Cette interview, c’était presque une incitation à attaquer Morgan. Je pense que, de l’extérieur, c’est allé tellement loin que des gens ont pu croire que c’était nous qui étions en cause, nous qui en faisions trop. Au moment de la manifestation de Triskalia, en 2018, la directrice de l’époque de France Culture, qui a depuis démissionné à la suite de révélations accablantes sur son management, s’est retirée de mes amis Facebook et on m’a appris que ma série d’enquêtes s’arrêtait. Brutalement, je perdais mon employeur principal. On avait prévu une troisième saison, mais tout ce que j’avais enregistré n’a jamais pu être diffusé. Sur le moment, ça a été un coup de massue. Heureusement, depuis la roue a tourné et de nouvelles équipes ont pris la tête de la chaîne.

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