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Ce texte sur les canicules marines est de Raphael Seguin, biologiste marin à l’UMR Marbec de l’Université de Montpellier.
Durant l’été 2022, la France a subi 33 jours de canicule, un record absolu. Mais ce n’est rien comparé à ce qu’il s’est passé sous l’eau.
Durant cette même période, la mer Méditerranée a enduré plus de 70 jours de canicule marine, soit deux fois plus que sur terre. En France, au large de Marseille, des températures de plus de 5°C au-dessus de la normale ont été observées. Cette vague de chaleur marine est probablement à l’origine des orages extrêmement violents et meurtriers qui ont frappé la Corse le 18 août 2022.
Et ce ne sera pas sans conséquences. Pour reprendre David Diaz, chercheur à l’Institut Espagnol d’océanographie, les vagues de chaleur “ressemblent à des incendies sous-marins, avec une faune et flore qui meurent comme si elles étaient brûlées”.
Dans cet article, nous allons revenir en détail sur ces phénomènes. Qu’est-ce qu’une canicule marine ? Comment se produisent-elles, et pourquoi sont-elles plus fréquentes ? Quelles sont les conséquences d’une vague de chaleur marine, et quelles sont les solutions pour y faire face ?
Sommaire
ToggleQu’est-ce qu’une canicule marine ?
Définition d’une canicule marine
Les canicules terrestres sont bien connues comme étant l’une des principales répercussions du réchauffement climatique. Mais ces vagues peuvent également se produire sous l’eau: des événements durant lesquels la température à la surface de la mer est extrêmement chaude.
Les canicules océaniques peuvent durer des semaines, des mois, voire des années, à l’instar du “Blob”, une vague de chaleur océanique au large de l’Alaska qui a duré plus de 3 ans. Elles peuvent se produire en été comme en hiver, et ont des effets sur toute la colonne d’eau – de la surface aux profondeurs.
A partir de quand est-ce une canicule marine ?
Les canicules océaniques sont définies localement. A l’aide de mesures satellites, on connaît la température à la surface de l’Océan tout le temps, partout dans le monde. Ces données existent depuis longtemps, on connaît donc la température moyenne à la surface de la mer sur les 30 dernières années.
Si, pendant plus de cinq jours, la température de surface en mer est plus élevée que 90% du temps, c’est une vague de chaleur marine.
Comment se produit une canicule marine ?
Les vagues de chaleur marines apparaissent pour diverses raisons.
Parfois, les courants océaniques concentrent des masses d’eau chaude. Parfois, les vents sont plus faibles que la normale, ce qui réduit l’évaporation au-dessus de l’Océan et réchauffe les eaux. Et parfois, les endroits nuageux le sont moins pendant quelques mois, ce qui laisse entrer plus de lumière solaire et réchauffe l’Océan.
Ces différentes causes peuvent se produire simultanément, et donner lieu à des vagues de chaleur record.
Pourquoi y a-t-il des canicules marines ?
L’eau absorbe la chaleur
Vous avez déjà remarqué qu’on a beaucoup plus vite froid dans l’eau qu’à l’air libre ? C’est lié à une propriété physique de l’eau. Il faut beaucoup plus d’énergie pour réchauffer une masse d’eau qu’une masse d’air. L’eau absorbe beaucoup plus la chaleur de notre corps que l’air, ce qui fait qu’on a plus vite froid.
Par conséquent, l’Océan absorbe beaucoup plus la chaleur de l’atmosphère que les continents. Or, tout le surplus de dioxyde de carbone que nous rejetons dans l’atmosphère induit un excès de chaleur.
L’Océan a absorbé 90% de l’excès de chaleur
L’Océan a absorbé environ 90% de cet excès de chaleur. Sans l’Océan, les températures aujourd’hui seraient déjà 30 degrés plus élevées qu’avant l’ère industrielle, soit des températures avoisinant les 70 degrés en été aux Etats-Unis.
Cet effet tampon n’est pas sans conséquence. L’Océan se réchauffe, et les pics de températures observés aujourd’hui sont les plus élevées des 100 000 dernières années. Depuis les années 60, l’Océan a absorbé l’énergie équivalente à 3.6 milliards de bombes atomiques. Un Océan plus chaud entraîne plus de canicules océaniques.
A quelle fréquence les canicules marines vont-elles se produire ?
Aujourd’hui, les canicules océaniques se produisent deux fois plus fréquemment que dans les années 80. Selon le rapport spécial du GIEC “L’océan et la cryosphère dans le contexte du changement climatique”, elles pourraient devenir 4 à 50 fois plus fréquentes d’ici 2100 si nous ne réduisons pas nos émissions.
Toutes les zones ne seront pas touchées de façon égale: l’Océan Pacifique et l’Océan Arctique subiront des vagues de chaleur marines plus marquées. La mer Méditerranée est particulièrement sujette aux vagues de chaleur: elle se réchauffe à un taux 20% plus rapide que la moyenne mondiale. Les canicules océaniques qui s’y produisent aujourd’hui pourraient devenir la norme.
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Un sujet brûlant d’actualité
Le sujet est d’actualité: les relevés satellites montrent que la température moyenne mondiale de la surface océanique en avril 2023 était de 21.1°C, bien au-delà des normales de saison et qui bat le précédent record de 21°C établi en 2016.
Ce n’est pas pour rien que ce record est établi en 2023. Nous sortons d’une phase de La Niña – un phénomène climatique périodique qui entraîne un refroidissement de l’Océan. La Niña dure depuis quelques années, et a pour le moment partiellement camouflé les effets du dérèglement climatique sur l’Océan.
Ce phénomène a touché à sa fin et donné sa place à El Niño – le phénomène climatique inverse, qui engendre généralement un réchauffement des eaux. Et puisque les températures océaniques actuelles atteignent déjà des records, alors qu’il était censé faire plus froid, son arrivée ne présage rien de bon.
Quelles conséquences ont les canicules marines sur les écosystèmes marins ?
Destruction des habitats et de la biodiversité
Une conséquence directe des canicules océaniques, c’est la destruction d’habitats. Trois écosystèmes sont particulièrement vulnérables aux canicules marines: les herbiers marins, de vastes prairies sous l’eau, les récifs coralliens, qui abritent plus d’un tiers de la vie marine, et les forêts de laminaires, composées de grandes algues brunes que l’on trouve en eaux tempérées ou froides.
Ces trois écosystèmes ont pour point commun d’être des espèces fondatrices: elles construisent les habitats. Leur disparition a des répercussions sur la vie marine dans son ensemble.
Les vagues de chaleur océaniques entraîneront d’ailleurs très probablement la disparition de l’un des écosystèmes les plus riches et diversifiés sur Terre: les récifs coralliens, sujet que nous avons précédemment abordé sur Bon pote.
Par exemple, en 2011, une vague de chaleur touche près de 2 000 km de côte à l’ouest de l’Australie. Pendant plusieurs semaines, les températures sont de 2 à 5°C plus élevées que la normale.
Huit ans plus tard, les écosystèmes touchés – herbiers marins, forêts de laminaires et récifs coralliens – n’ont toujours pas récupéré. La vague de chaleur a également entraîné une mortalité massive de la vie marine: dauphins, crabes, oursins, langoustes, crevettes, tortues vertes, dugongs, et plusieurs espèces de poissons. Cette canicule océanique a également affecté des mangroves, des forêts qui ont les pieds dans l’eau et bordent les côtes tropicales.
En Méditerranée, ce sont aussi les gorgones rouges qui en pâtissent le plus. Déjà menacées par la pollution côtière, les filets de pêche ou les ancres de bateau, elles sont en train de disparaître du littoral français à cause des vagues de chaleur.
Plus de canicules marines = moins de puits de carbone
Les herbiers marins et mangroves ont pour point commun d’être des puits de carbone: à travers la photosynthèse, ils capturent le carbone atmosphérique et permettent ainsi de réguler le climat. Très sensibles face aux canicules océaniques, la disparition de ces habitats risque de perturber leur rôle essentiel dans la régulation du climat.
Par exemple, la vague de chaleur en Australie a décimé plus d’un tiers des herbiers marins – ce qui implique que 2 à 9 millions de tonnes de CO2 – soit plus de 250 fois l’empreinte carbone annuelle moyenne d’un milliardaire – ne sont plus stockés dans les sédiments de ce précieux puits de carbone.
De nouvelles espèces invasives
Les canicules marines peuvent également offrir à une espèce l’opportunité de coloniser de nouveaux milieux…où elle peut devenir invasive.
Par exemple, en Méditerranée, des centaines d’espèces sont entrées par le Canal de Suez et sont devenues invasives notamment le poisson lapin, un herbivore redoutable qui dévore les herbiers de Posidonie, une espèce d’herbier marin. Son arrivée sur les côtes françaises est limitée par les températures encore trop froides en hiver, mais les vagues de chaleur marines risquent de faciliter son arrivée.
En parallèle des espèces invasives qui arrivent, la mer Méditerranée risque de devenir invivable pour les animaux qui y vivent actuellement. En effet, cette mer est un cul de sac : les animaux peuvent se déplacer vers le nord au fur et à mesure que les températures augmentent, mais une fois arrivés au bord des côtes Européennes, il n’y a nulle part où s’échapper.
En conséquence, au fur et à mesure que des espèces disparaissent en raison des canicules et que de nouvelles invasions arrivent, les écosystèmes de nos littoraux français vont être totalement transformés.
Répercussions sur l’humanité
Les canicules marines peuvent augmenter l’intensité des phénomènes climatiques comme les orages – par exemple, les orages cévenols dans le sud de la France.
Ces vagues de chaleur peuvent aussi engendrer des proliférations d’algues toxiques, ce qui pose un problème de santé publique puisqu’elles peuvent se retrouver dans les produits que nous consommons. Ces algues toxiques ont déjà été observées en Europe, comme en Espagne ou en Grèce en 2018.
La disparition d’habitats entiers, la mortalité de masse, l’arrivée d’espèces invasives… tout cela a des répercussions graves sur la pêche. Les prises vont baisser, la sécurité alimentaire et économique de nombreuses zones sera en danger, en particulier dans les pays les plus touchés par le dérèglement climatique, qui sont souvent les plus pauvres.
Des canicules marines, y compris en France
Au-delà de la pêche, les impacts s’étendent également au tourisme, et à la culture – en particulier pour les populations qui maintiennent un lien très étroit à l’Océan et qui verront leur identité s’effacer en même temps que les écosystèmes qui disparaîtront sous quelques semaines face aux canicules de plus en plus violentes.
Un exemple en France est l’étang de Thau, proche de Montpellier. Les moules et huîtres de l’étang sont décimées par la malaïgue, un manque d’oxygénation de l’eau directement relié aux canicules. En 2018, c’est 100% des moules et un tiers des huîtres qui sont mortes – avec des conséquences lourdes, vu que la conchyliculture génère 3 000 emplois sur l’étang de Thau.
Solutions : comment limiter les canicules marines ?
Stop aux énergies fossiles
La seule réelle solution, c’est bien entendu de limiter le plus possible le réchauffement climatique en arrêtant de brûler des énergies fossiles – ce qui implique d’arrêter d’ouvrir de nouveaux projets fossiles comme le fait actuellement notre champion français TotalEnergies, mais aussi de commencer à démanteler les autres infrastructures fossiles existantes.
Prédire l’arrivée des canicules marines
La bonne nouvelle, c’est que les modèles de prévisions saisonnières peuvent prédire les vagues de chaleur marine trois à six mois à l’avance, selon la région. Cela donne du temps pour se préparer, et s’adapter à ces événements qui vont dans tous les cas être de plus en plus fréquents.
Des aires marines protégées réellement efficaces
Une autre solution serait de considérer les canicules océaniques lors de la création d’aires marines protégées – déjà très efficaces pour lutter contre la pêche industrielle.
Par exemple, en créant des zones protégées plus larges pour donner de l’espace aux animaux qui se déplacent pour éviter les zones chaudes, ou des zones protégées qui intègrent les zones plus profondes puisque les températures y sont moins élevées et que certains organismes peuvent y trouver refuge.
Malheureusement, bien que la France s’érige en champion de la protection de l’Océan, c’est tout le contraire qui se produit: nos aires marines protégées n’existent souvent que sur le papier. Dans le bassin Méditerranéen, par exemple, seulement 0.1% des eaux sont efficacement protégées contre les ravages de la pêche industrielle.
L’Océan de demain sera plus chaud et les canicules marines seront fréquentes. Et, comme pour les canicules terrestres, plus nous arriverons à nous préparer à ces événements extrêmes, moins les conséquences seront lourdes.
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3 Responses
Merci Bon pote pour cet article.
Typiquement le genre de sujet que je découvre via ton site.
Très interressant et malheureusement très flippant…
Merci pour cet article. Sur le sujet des algues toxiques, le risque décrit ici s’ajoute donc au gros souci (étouffé par de nombreux acteurs) des algues qui prolifèrent et tuent en Bretagne… Lire “Algues vertes. L’histoire interdite” par Pierre Van Hove et Inès Léraud.
Merci pour cet article sur un sujet moins courant!