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« Les Français veulent voir la voiture rester au cœur de la ville » (RMC). « Les Français sont majoritairement contre l’interdiction des voitures en centre-ville, considérée comme une atteinte à la liberté de circulation » (Le Figaro). « L’automobile doit rester au cœur de la ville de demain » (L’Opinion).
Depuis quelques semaines, les articles se multiplient au sujet de deux sondages – publié l’un par la Fondation Jean Jaurès et l’autre par l’entreprise Mon avis citoyen – aux conclusions similaires : la France tiendrait à rouler en voiture en ville. Ces deux sondages et les articles qui les relaient évoquent tous le contexte électoral, crucial. « À trop manier la surenchère, on peut prendre cher aux prochaines municipales », alerte même Le Canard enchaîné.
Comprenez le sous-texte : les municipales arrivent, et les candidats et candidates n’ont pas intérêt à proposer de piétonniser des espaces, limiter la vitesse à 30 km/h en ville ou restreindre les places de stationnement s’ ils et elles veulent être élu(e)s.
Problème : on a vérifié, et toute cette séquence médiatique est bâtie sur du vent. Trois experts nous démontrent que ces sondages sont construits de façon orientée et que leurs résultats sont à rebours du consensus sur le sujet.
Les Français veulent moins de voiture en ville
D’abord, le consensus.
C’est Mathieu Chassignet, ingénieur spécialiste des mobilités durables, qui nous le confirme : les sondages aboutissent d’ordinaire tous à des résultats en faveur d’une réduction de la place de la voiture en ville. L’ingénieur s’appuie sur pas moins de 12 sondages publiés depuis 2016 et basés sur une méthodologie robuste.
Deux autres sondages aboutissant aux mêmes résultats ont été publiés (ici et ici) ces dernières semaines, malheureusement en bénéficiant d’une couverture médiatique étonnamment très circonspecte.

Ce n’est pas tout. Plusieurs référendums menés dans des villes françaises ces dernières années montrent une adhésion aux mesures de réduction de la place de la voiture, tandis qu’une analyse des programmes des candidats et candidates aux élections municipales 2020 réalisée par l’Institut Montaigne arrivait aux mêmes conclusions. Ajoutons que les 150 citoyens et citoyennes réunis dans le cadre de la Convention citoyenne pour le climat avaient proposé des mesures visant à réduire la part de la voiture dans les déplacements, y compris en ville. C’est logique, puisque réduire l’utilisation de la voiture est la meilleure initiative individuelle pour le climat.
Alors que beaucoup de maires et élu(e)s craignent l’inverse, les mesures visant à réduire la place de la voiture sont en réalité appréciées par une majorité de Français. Ce décalage est malheureusement ancien, comme le montre ce sondage réalisé en 1999 que rappelle Mathieu Chassignet et l’étude de 6T pour l’Ademe.

Ces deux sondages risquent de faire perdurer ce décalage, vu leur impact : ils arrivent en tête sur les moteurs de recherches et les intelligences artificielles (comme Claude) les citent spontanément quand on leur demande si les Français sont pour la voiture en centre-ville.
Pourquoi ces deux sondages disent l’inverse
Alors, pourquoi deux sondages récents laissent-ils croire à une opinion publique favorable à la voiture en ville ?
La réponse tient sûrement dans la façon dont ils sont faits.
Le premier de ces deux sondages a été réalisé par une entreprise appelée Mon avis citoyen. Cette dernière, explique à Bon pote son cofondateur Yves Kergall, fonctionne via le « marketing digital ». C’est-à-dire qu’elle recrute des personnes grâce à des publicités publiées sur les réseaux sociaux, principalement Instagram et Facebook, pour répondre à ses sondages. Elle vend ensuite ces résultats, sur abonnement, à des collectivités et des entreprises qui travaillent pour ces collectivités. Pour le sondage qui nous intéresse, elle a posé la question suivante : « Pour ou contre l’interdiction des voitures en centre-ville ?». Elle a obtenu 72% de « contre ».
Premier problème, soulevé par Michel Lejeune, docteur en statistique et auteur en 2021 d’un livre de référence sur “La singulière fabrique des sondages d’opinion” :
« La méthode choisie par l’entreprise repose sur ce qu’on appelle “l’auto-sélection”. En clair, ne répondent que les gens qui d’une part vont sur Facebook et Instagram et d’autre part veulent répondre. Cela induit un gros problème de recrutement, avec des biais qui sont à mon avis très difficiles à redresser et qui donne au final des résultats très différents de ceux qu’on aurait obtenus en appelant des gens totalement au hasard par téléphone. »
Selon lui, les biais sont tels que même l’échantillon important des répondants – 10 000 personnes sur 386 communes – ne peut les compenser. Précisons d’ailleurs que rien n’empêche de répondre plusieurs fois au sondage ou de donner des informations erronées concernant son profil sociologique.
Personne ne propose d’interdire toutes les voitures dans tous les centre-villes
Second problème, soulevé par Mathieu Chassignet : personne ne propose d’interdire toutes les voitures dans tous les centre-villes. Cette question est donc une sorte de sophisme qui ne peut qu’entraîner un rejet franc et massif. L’ingénieur propose une démonstration par l’absurde : « Si je demande : “ Êtes-vous favorables aux autoroutes dans les centres-villes “, j’aurai une majorité de gens contre. Mais il serait grossier et manipulateur d’en tirer des conclusions sur les Français et les voitures ».
Interrogé par Bon pote, Yves Kergall se défend d’avoir posé une question orientée : « On ne cherche pas à orienter, on cherche à capter avec des questions catchy. Nos questions visent à interpeller, donc elles doivent être simples et claires. Ce qu’il faut, c’est accrocher, pour que les gens nous disent ce qu’ils ont sur le cœur ».
On tranchera avec la célèbre analyse de Pierre Bourdieu, dans sa conférence appelée « l’Opinion publique n’existe pas » (Les Temps modernes, 1973). : « Un des effets les plus pernicieux de l’enquête d’opinion consiste précisément à mettre les gens en demeure de répondre à des questions qu’ils ne se sont pas posées.» En l’occurrence, la question « Pour ou contre l’interdiction des voitures en centre-ville ? » crée en même temps un problème politique et sa réponse.
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Qui est derrière le sondage de la Fondation Jean Jaurès ?
Le deuxième sondage a lui été réalisé par la Fondation Jean Jaurès, l’Institut Verian et le journal L’Opinion. Il fait partie d’une étude bien plus large appelée Observatoire des municipales et qui vise à sonder les avis des Français avant les élections municipales.
Précision importante : Mobilians, le lobby patronal des entreprises du secteur de la mobilité routière en France (son ancien nom est le Conseil National des Professions de l’Automobile et la structure revendique défendre les intérêts de la profession) est présenté comme partenaire de l’étude. Cela veut dire qu’il l’a payée ? Qu’il a contribué à en rédiger les questions ? Contactés par Bon Pote, ni Mobilians ni la Fondation Jean Jaurès n’ont répondu sur ce sujet.
Ce sondage, basé sur un panel de 1000 personnes, a en tout cas proposé aux répondants plusieurs scénarios pour la ville de demain. C’est le suivant qui a remporté le plus de suffrages (42%) : “une ville qui conserve une place importante pour la voiture tout en améliorant la fluidité (plus de places de stationnement pour les voitures, entretien des routes et infrastructures routières, moins de contraintes liées aux zones à faibles émissions…)”.

Là encore, plusieurs biais sont repérés par nos experts interrogés. L’ajout de places de stationnement est associé dans la question à une plus grande fluidité, quand bien même leur suppression permet au contraire de libérer de l’espace public et donc les déplacements. Michel Lejeune estime par ailleurs que les scénarios 2 et 3, ceux ne mentionnant pas la voiture, ont des formulations étrangement proches. Ce qui peut entraîner une dilution des votes en faveur du scénario le plus motorisé ?
Etienne Faugier, maître de conférences en histoire et spécialiste des mobilités, regrette de son côté que l’on oppose dans les scénarios la voiture et les autres transports alors que : « dans la vie les gens optent à la fois pour la voiture, le vélo, la marche et le transport en commun, selon les trajets moments de la journée ». Mathieu Chassignet défend enfin qu’il faudrait opter pour des questions plus précises et concrètes pour tirer des conclusions plus claires : « quand on demande aux gens s’ils veulent augmenter la place du piéton, de nouvelles lignes de bus ou de tramway, des pistes cyclables, la réponse est un énorme oui ».
Pourquoi alors avoir choisi ces scénarios et ces intitulés ? On ne le saura pas, puisqu’un certain flou semble peser sur cette étude. Contactée par Bon pote, la Fondation Jean Jaurès nous a renvoyés vers celui qu’elle considère être l’auteur de cette étude et qui est directeur clientèle chez Vérian, Stewart Chau. Mais ce dernier nous a assuré ne pas avoir réalisé l’étude mentionnée… Dans tous les cas, on voit mal ce qui permet, comme le fait l’Opinion partenaire de ce sondage, de conclure que « les Français expriment un message clair » en faveur de la voiture en ville.
La mobilité, enjeu central des Municipales 2026
Conclusion : Dans le cadre des élections municipales 2026, il sera largement question de la mobilité en ville. Si des candidats ou des élues renoncent à leurs projets de piétonnisation, repoussent les limitations de vitesse ou abandonnent leurs ambitions écologistes par peur d’une opinion qui n’existe pas, rappelez-leur les faits. La question n’est pas de savoir s’il faut limiter la place de la voiture en ville, mais comment le faire de manière efficace et juste socialement. Sur ce sujet, on vous recommande les dix idées pour la mobilité et les espaces publics qu’ont proposées Aurélien Bigo et Mathieu Chassignet avant les municipales.
2 Responses
La fondation Jean Jaurès s’est rapprochée de Macron en 2017. Donc quoi d’étonnant à ce dérapage ? Si mes souvenirs sont exacts, Ismaël Emélien est un proche de Strauss Kahn…
Si un étudiant de socio utilisait une telle méthodologie, il serait recalé vite fait. Voilà ce qui arrive dans un pays où n’importe qui peut s’improviser expert. Mais le plus grave est que l’opinion est une petite chose fragile. Un exemple : ma commune en accord avec la Métropole, a entrepris des travaux dans ma rue pour rénover les réseaux, mais aussi et surtout pour la mettre en sens unique, élargir les trottoirs et implanter une piste cyclable à deux sens. A la réunion publique qui présentait le projet, les premières prises de paroles furent pour râler, avec véhémence parfois, contre le sens unique, l’élargissement des trottoirs, la diminution des places de stationnement. Le maire, qui n’est pourtant pas manchot, a bien essayé de raisonner mais la dynamique était lancée. Je me suis permis de prendre la parole pour dire tout le bien que je pensais du projet, arguments à l’appui. Les interventions qui ont suivi ont toutes été en faveur du projet, avec parfois des demandes d’éclaircissement. A la sortie, certains participants sont venus exprimer leur approbation au maire en assurant qu’ils n’avaient pas osé prendre la parole contre ce qu’ils pensaient être l’opinion dominante. Bourdieu avait raison…
Merci pour cet excellent article.
Je confirme, pour avoir fait mes études sur le sujet, que le sondage d’opinion est d’une fragilité extrême quand il s’agit d’en tirer des conclusions. Les biais statistiques sont énormes, même quand le travail est bien fait.
J’habite en ville, comme beaucoup de gens, et je me désole de respirer autant de gaz d’échappement chaque jour (d’autant que j’ai un cancer du poumon, sans avoir jamais fumé de ma vie, et celles et ceux qui prônent le maintien de la place de la voiture en ville devraient y réfléchir à deux fois, surtout quand ils ont des enfants…). A quand l’espace commun pour les gens plutôt que pour la tôle ?