Romain Espinosa est l’auteur de Une économie de la condition animale, un livre passionnant dans lequel s’entremêlent condition animale, éthique, choix économiques et moraux. Pourquoi, alors qu’une immense majorité des Français souhaitent plus de bien-être animal, continuons-nous à autant en manger ? Dans un contexte de réchauffement climatique, quels sont les intérêts à réduire sa consommation de produits d’origine animale, et cela a-t-il vraiment un impact ?
Bonjour Romain ! Ravi de pouvoir enfin échanger avec toi. Avant de rentrer dans le vif du sujet, peux-tu te présenter et nous expliquer ton parcours.
Salut Thomas ! Tout d’abord, merci pour l’invitation ! Alors, je suis actuellement chercheur en économie au CNRS et je travaille depuis plusieurs années sur la question du bien-être animal, avec un intérêt particulier pour la consommation de produits d’origine animale et les conséquences de cette consommation (sur les animaux, la santé, l’environnement). Avant d’en arriver là, j’ai fait une licence franco-allemande de sciences politiques (Sciences Po), puis un master en économie (Sciences Po, Polytechnique, ENSAE), puis j’ai fait ma thèse en économie du droit à Assas. Je suis entré au CNRS il y a 4 ans.
Dans la première partie de ton livre, tu reviens sur tous les bénéfices associés aux actions en faveur des animaux, en rappelant que ces bénéfices sont hétérogènes. Qu’est-ce que cela signifie ?
Les animaux en France connaissent des conditions de vie très différentes d’une espèce à l’autre. Ceci ne poserait pas de problème si cette différence de traitement était justifiée par des besoins biologiques différents ; mais en réalité nous les traitons différemment en fonction du rôle que nous leur assignons.
Les animaux de compagnie sont relativement bien traités ; il existe de nombreuses dispositions visant à les protéger. En outre, ces animaux sont généralement vus comme faisant partie de la famille, donc on en prend soin. Les animaux utilisés dans l’expérimentation animale sont moins bien traités mais bénéficient quand même d’une réglementation européenne (les “3R”) qui assure un contrôle minimal. Les animaux les plus démunis sont les animaux chassés ou élevés qui vivent dans des conditions très difficiles avec beaucoup d’élevage intensif.
Je sais que tu aimes les ordres de grandeur. En voici quelques-uns :
- La souffrance principale des animaux domestiques c’est principalement les abandons et ça concerne environ 100.000 chats et chiens par an.
- Pour les expérimentations animales, on compte entre 1,7 et 4 millions d’animaux utilisés par an (la différence tient dans les animaux qui ne sont pas toujours comptés).
- Pour l’élevage, c’est 1 milliard d’animaux tués tous les ans, dont 95% de volailles.
En d’autres termes, le plus grand enjeu pour le bien-être animal c’est principalement l’élevage qui concentre les conditions de vie les plus difficiles et le nombre le plus important d’animaux.
Alors que tous les économistes s’accordent pour prendre en compte les plaisirs et les souffrances de tous les individus, certains pensent qu’on doit en exclure le bien-être animal. Peux-tu revenir sur ce point précis ?
La science économique est une discipline à deux casquettes : un objectif positif qui vise à décrire le monde (ex : Quand j’augmente le prix de l’avion de 1%, quelle va être la baisse de la demande ?) et un objectif normatif qui vise à conseiller sur les politiques publiques à mettre en place (ex : Faut-il taxer l’avion ? Si oui, de combien ?). Pour définir ce que les pouvoirs publics devraient faire, les économistes ont besoin d’un critère d’évaluation et ils ont adopté une approche utilitariste. L’objectif de l’utilitarisme est de maximiser le bonheur de la société, qu’on peut voir comme la somme de tous les bonheurs individuels.
La question est bien entendu de savoir qui on prend en compte quand on définit ce bonheur collectif (qu’on appelle “bien-être social”). Les cailloux ou les rivières ne sont pas capables de ressentir du bonheur, c’est donc normal de ne pas les prendre en compte. En revanche, les animaux “sentients” sont capables d’avoir des émotions, des sentiments, des plaisirs, etc. La question est donc de savoir s’il faut prendre en compte leur bonheur dans nos choix de société.
Les économistes ont pendant très longtemps laissé de côté le bonheur des animaux (alors que c’était présent, bien que de manière très légère, dès les premiers travaux de l’utilitarisme). Mais les économistes l’ont fait à l’image du reste de la société qui n’a accordé que peu de considération à la protection animale. On assiste en ce moment à une reconsidération du bien-être des animaux en économie : c’est comme si on redécouvrait qu’ils sont également capables d’avoir des plaisirs et des souffrances et, donc, qu’on doit prendre leur bien-être en compte.
Avant de parler de la viande, parlons un peu….de la chasse. Il y a une idée persistante en France qui consiste à penser que la chasse est là pour réguler les espèces. Mais en regardant les chiffres, cela ne semble pas vraiment être le cas ?
Quand on regarde en effet les chiffres sur la chasse, on s’aperçoit que la grande majorité des animaux tués ne sont pas tués pour des questions de régulation. On tue par exemple des millions de canards, de perdrix ou de faisans alors qu’il n’y a aucun besoin de régulation pour ces espèces. Parmi les 89 espèces chassables, on en compte même une vingtaine qui sont menacées, autant dire qu’on est très loin de la régulation. En outre, on élève beaucoup d’animaux qui sont relâchés pour la chasse. L’association ASPAS estime qu’environ 30 millions d’animaux sont élevés tous les ans dans ce but. Il y a aussi des animaux élevés et qui sont relâchés dans des enclos ou des parcs fermés pour être chassés. Ces animaux cumulent souvent ce qu’il y a de pire : une vie dans des élevages en cage puis une chasse dans un espace confiné. Les vidéos de Pierre Rigaux, lanceur d’alerte sur le monde de la chasse, sont à cet égard glaçantes.
Je ne dis pas qu’il n’existerait aucun besoin de régulation, mais aujourd’hui la régulation n’est clairement pas la réalité de la majorité de la chasse. Enfin, même avec les pratiques actuelles dites de régulation des espèces, on s’aperçoit que le nombre de sangliers a significativement augmenté. Certaines associations, comme la LPO, estiment que les chasseurs sont en partie responsables de cette prolifération : ils ont intérêt à ce qu’il y ait une large population (ce qui est l’objectif inverse de la régulation) pour pouvoir continuer à chasser. Ils feraient donc augmenter la population, en ayant recours à des lâchers, des agrainages (mise à disposition de graines), ou en important des animaux d’autres pays.
J’ai particulièrement apprécié le chapitre sur le paradoxe de la viande. Peux-tu nous expliquer en quoi cela consiste ?
Merci ! Le paradoxe de la viande est en effet au centre des études sur l’alimentation et la consommation de produits d’origine animale. Les chercheurs et chercheuses travaillant sur le sujet considèrent qu’il existe un paradoxe entre le fait que nous prenions soin d’animaux à certains moments, presque comme s’ils étaient des membres de notre famille, et que nous puissions les faire souffrir atrocement et les tuer à d’autres moments, pour la consommation de viande notamment. Par exemple, un chien et un cochon sont aussi sensibles et intelligents l’un que l’autre, pourtant on bichonne le premier et on élève et tue le second de manière très violente. Certains ont même des cochons nains ou des lapins à la maison comme animaux de compagnie, et vont pourtant manger du porc ou du lapin au prochain repas. Les académiques y voient un paradoxe entre nos principes (aimer les animaux) et nos actions (on leur impose de terribles souffrances).
Ce paradoxe peut s’étendre de manière générale à toute forme d’exploitation animale. Par exemple, quand on dit aimer les animaux et pourtant on va voir des cirques avec des animaux sauvages, pour lesquels les conditions de vie ne sont pas du tout adaptées.
En lisant tes propos sur l’ignorance sincère, j’ai eu très envie de faire un parallèle avec le climat. On peut donc, de la même façon qu’une personne flingue la planète, continuer à participer à la maltraitance animale, tout simplement parce que nous ne sommes pas au courant ?
C’est peut-être peu populaire comme vision, mais oui, j’ai eu envie de réhabiliter l’ignorance sincère. Je ne dis pas que les gens sont totalement ignorants ni qu’ils le sont forcément de manière totalement sincère (j’en parle longuement dans le livre). Mais je souhaitais prendre un peu de recul : est-ce qu’on est vraiment sûr que les gens savent tout ce que nous savons sur les horreurs qu’implique l’élevage industriel aujourd’hui ? En tant que chercheur qui travaille entièrement sur la question, je découvre tous les jours de nouvelles formes d’exploitation et de souffrances animales. Alors, imaginons quelqu’un qui ne s’intéresse pas au sujet ! Regarde-toi par exemple : tu bosses à plein temps sur les enjeux climatiques, tu sais que la production de viande pollue, mais est-ce que tu savais que l’élevage c’était 15% des émissions de gaz à effet de serre avant que tu ne t’attaques au sujet ?
Ce que j’ai voulu explorer ici comme idée, c’est que les gens ont en tête que ça se passe mal (sur le climat, sur le bien-être animal) mais peut-être qu’ils ne se rendent pas compte de l’intensité avec laquelle ça se passe mal. Quand on voit une vidéo de L214 dans un élevage intensif, on ne se rend pas forcément compte de la représentativité de la vidéo. Or, 95% des porcs et 80% des poulets sont élevés dans des élevages intensifs (pas tous aussi horribles que dans les vidéos, certes, mais quand même dans des conditions incompatibles avec leurs besoins biologiques). De manière générale, nous n’avons pas accès à ces élevages (par définition, les animaux qu’on voit en extérieur représentent uniquement les élevages avec accès plein air), donc on ne peut pas se rendre compte de l’ampleur du problème.
C’est important de distinguer ce qui relève de l’ignorance sincère des autres phénomènes car les stratégies pour y répondre sont différentes. Si un individu est sincèrement ignorant, alors l’informer peut être efficace. Au contraire, si l’individu fait semblant d’être ignorant ou refuse d’être informé, alors il faut imaginer d’autres stratégies.
Tu reviens longuement sur l’altruisme impur, auquel je crois de nombreux Français peuvent s’identifier. En d’autres termes, on peut prendre soin de certains animaux, pour en manger d’autres ensuite ?
L’idée de l’altruisme impur est finalement de prendre la question du paradoxe de la viande à l’envers : et s’il n’y avait pas de paradoxe ? Et si, le fait de prendre soin des animaux d’un côté expliquait qu’on se permette de les tuer de l’autre côté ? Je discute dans le livre deux théories, mais on peut se focaliser sur la licence morale.
L’idée de la licence morale, dans sa forme la plus simple, est que lorsque nous agissons, nous créons dans notre tête une sorte de compte moral, avec des points positifs pour les actions morales et des points négatifs avec les actions immorales. Par exemple, je fais un don à la SPA aujourd’hui, ça me crée un crédit positif. Je mange du foie gras ce soir, ça me crée un score négatif. La théorie de la licence morale nous indique que nous cherchons finalement un équilibre : on cherche à avoir assez de points positifs pour justifier nos actions immorales. Il n’y a donc pas de contradiction entre les actions positives et les actions négatives : on utilise les premières pour justifier les secondes.
Le phénomène clef de la licence morale, c’est que nous arrêtons de décider de la moralité de plusieurs actions de manière indépendante. Le fait de faire souffrir un animal aujourd’hui (ex : le gavage forcé induit par ma consommation de foie gras) devrait être évalué moralement de manière séparée du fait d’avoir donné de l’argent à la SPA hier.
Les effets de compensation sont également appelés “effet rebond”. C’est connu dans le domaine du climat : je passe à une voiture qui pollue moins par km parcouru mais je me mets à rouler davantage avec. Ce qui est problématique, c’est que le crédit moral qu’on s’octroie n’est pas forcément à la hauteur de l’action qu’on fait. Si je m’autorise à prendre davantage l’avion car je vais au travail à pied, l’impact total risque d’être néfaste pour la société. Pour l’alimentation, le piège c’est le manger local plutôt que végétarien : on a l’impression de “faire sa part” en mangeant local, alors que l’impact est ridiculement petit par rapport à arrêter la viande. Ton graphique traduit de Our World in Data permet de très bien le visualiser :
Malgré le léger recul de la consommation de viande en France depuis une dizaine d’années, la proportion de vegans et de végétariens reste stable, autour de 2-3%. Peux-tu nous expliquer pourquoi ? La réactance ?
C’est tout l’objectif du chapitre 3 d’essayer d’expliquer les freins à la diminution de la consommation de viande ! On peut être ignorant des dommages que crée notre consommation, on peut refuser de s’informer ou de voir l’information, on peut vouloir laisser les autres agir à sa place, on peut vouloir faire comme tout le monde et ne pas se démarquer, etc.
Une des raisons possibles de la résistance au changement est en effet le phénomène de réactance. L’idée de cette théorie est que les individus peuvent avoir l’impression d’être menacés dans leur liberté de choix quand on leur explique qu’il faudrait diminuer voire arrêter la consommation de viande. Face à cette menace, ils peuvent vouloir défendre leur liberté. Typiquement, ce sont les propos tels que : “Ils n’ont pas à me dire ce que je dois faire, je vais manger encore plus de viande pour la peine !”. En procédant ainsi, les individus réaffirment leur liberté de choix.
La réactance pourrait suggérer qu’il faille communiquer plus en douceur auprès de ces individus, qui sont sûrement les mêmes que ceux qui parlent “d’écologie punitive”. Mais il est fort à penser que ce sont des individus qui souhaitent éviter l’information de prime abord pour pouvoir continuer à agir comme ils le faisaient avant, sans avoir de poids moral ou désapprobation sociale, alors que leur comportement affecte pourtant négativement autrui.
L’aspect social joue un rôle non négligeable dans la consommation carnée. Tu écris ainsi que la normalité est le second argument qui revient le plus lorsqu’une personne explique pourquoi elle consomme de la viande. Cela voudrait donc dire que celles et ceux qui ne mangent pas de viande sont… anormales ?
Oui tout à fait ! D’un point de vue purement descriptif, c’est vrai. Si la norme sociale est entendue comme ce que fait la majorité des individus, alors ne pas manger de viande est plutôt une exception, et manger de la viande est “normal”. Ce qui questionne, c’est de justifier un choix moral par la normalité. En effet, je pense que la plupart des individus ne jugent pas la qualité morale d’une action en fonction du nombre de personnes qui l’entreprennent : personne ne dit que tuer quelqu’un est plus ou moins justifié en fonction du nombre de meurtres dans la société.
Du coup, c’est un argument qui peut paraître ad hoc et qui reflète une stratégie d’auto-justification. La théorie des 4N dit que les individus cherchent à justifier leur consommation de viande avec 4 grands types d’arguments : le fait que manger de la viande soit normal, nécessaire (pour être en bonne santé), naturel, et nice. Seul l’argument de nécessité est habituellement utilisé pour justifier une action a priori immorale. Les autres ont davantage tendance à relever de stratégies de justification ad hoc (sauf la nécessité qui peut relever de l’ignorance également).
Parlons un peu politique. Tu écris qu’il faut politiser le bien-être animal comme l’a été la question environnementale. Quel serait le but de cette opération ? Un point de bascule social ?
La politisation de la condition animale est un peu, hélas, une solution par défaut. Le piège de la politisation est que cela soit capté par un axe d’opposition classique (droite-gauche ou centre-extrême), alors que c’est quelque chose qui devrait intéresser tout le monde.
On a assisté ces dernières années à l’émergence du Parti Animaliste qui a justement cherché à imposer la question animale dans le débat public en créant un réservoir de voix et exerçant ainsi une pression sur les autres partis. Force est de constater que leur stratégie a en partie fonctionné car le Parti Animaliste a réussi à nouer de nombreuses alliances aux élections locales, ce qui montre la crédibilité de son apport de voix.
En revanche, on a assisté à la captation de l’enjeu animaliste sur l’axe d’opposition droite-gauche classique, ce qui est très dommage. Prenons deux graphiques pour illustrer ce propos. Le premier montre le soutien de la population française pour le Référendum pour les animaux. On observe une adhésion majoritaire, plus de 82% (!), dans chacun des grands partis : LFI, PS, EELV, LREM, LR, et RN. En d’autres termes, les électeurs de tous les partis sont très majoritairement soucieux du bien-être animal et soutiennent des mesures d’amélioration. Cependant, on observe sur le second graphique une captation des enjeux de bien-être animal par la gauche. Aucun candidat aux régionales de LREM ne s’est engagé sur aucune proposition de L214. Chez les Républicains, seule Valérie Pécresse a signé 13 des 25 engagements. Au contraire, EELV et LFI affichent de forts taux d’adhésion sur ces propositions. Le PS est très divisé et a du mal à se saisir de ce nouvel enjeu politique. Dans tous les cas, on s’aperçoit à droite (LREM, LR) et à l’extrême droite (RN) l’écart entre les positions des partis et de leurs électeurs. Ces partis parient sur le fait que s’engager contre les avancées pour les animaux leur attire l’électorat opposé aux avancées en matière de bien-être animal (éleveurs, chasseurs) et finalement n’est pas assez clivant pour leur électorat habituel pour qu’ils votent pour un autre parti. Plus la condition animale sera importante aux yeux des Françaises et Français, plus cette position sera intenable.
Comment expliques-tu qu’avec 89% des Français qui souhaitent manger moins de viande, le gouvernement s’est opposé à un amendement en 2019 pour avoir un repas végétarien dans les cantines scolaires ?
À part les lobbies, je ne vois vraiment pas… Aujourd’hui, tout plaide pour réduire la consommation de viande : bien-être animal, santé, utilisation des sols ou des eaux, eutrophisation, émissions de gaz à effet de serre, zoonoses, vraiment tout.
J’ai particulièrement apprécié dans ton livre ton analyse sur les nudges. Si l’on estime que cela a de grands bénéfices pour la société, peut-on manipuler l’opinion ? Tout parallèle avec le climat est fortuit…
Ah les nudges ! Alors pour nos lecteurs qui ne sont peut-être pas familiers avec le concept, il s’agit de techniques qu’on peut mettre en place pour pousser les consommateurs ou citoyens vers un choix plutôt qu’un autre. On les appelle parfois les coups de pouce cognitifs. L’idée est de laisser les consommateurs libres de choisir ce qu’ils veulent mais de les encourager, plus ou moins explicitement, à aller vers l’option qui est la plus vertueuse pour la société.
Les nudges peuvent avoir des impacts impressionnants. Je prends souvent l’exemple de l’étude de Hansen et al. (2019). Dans cette étude, les auteurs jouent sur ce qu’on appelle le choix par défaut. Des participants s’inscrivent à des conférences et reçoivent un mail pour choisir leur repas. Dans la moitié des cas, ils reçoivent un mail leur disant que le plat par défaut est avec viande mais qu’ils peuvent écrire pour demander un plat végétarien. Inversement, l’autre moitié reçoit un mail avec un plat végétarien par défaut avec possibilité de passer sur un plat carné. L’idée du nudge est qu’il est coûteux pour un individu de changer le choix par défaut. Quand on est à peu près indifférent entre deux options, alors le nudge peut faire basculer le choix vers l’option plus vertueuse.
On voit dans le graph ci-dessous que l’impact peut être très large : 94% des personnes qui reçoivent le mail avec le plat carné par défaut vont consommer ce plat. Au contraire, ils sont 87% à accepter de manger le plat végétarien quand il est proposé par défaut ! L’effet est énorme.
Ma critique principale des nudges est qu’ils sont efficaces seulement quand les individus sont à peu près indifférents entre deux options. Si on a une préférence très marquée pour une option, alors le nudge sera ineffectif. Donc il faut travailler en amont l’opinion publique pour que les consommateurs valorisent les deux options de manière assez similaire.
J’ai été assez surpris de lire que tu penses que la solution viendrait du marché, avec le développement des simili-carnés ou de la viande cultivée. Tu penses l’Etat incapable d’être plus efficace dans les 10 ans à venir, que le ‘marché’ ?
Quand on s’intéresse aux leviers pour diminuer la consommation de produits d’origine animale, on s’aperçoit que c’est sûrement une des stratégies les plus efficaces à moyen terme. Les stratégies individuelles des consommateurs semblent très limitées (même si le mouvement flexitarien peut avoir un impact important). Mais pour toutes les raisons évoquées, surtout le phénomène de passager clandestin, l’action individuelle connaît ses limites (ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire !). Ça fait des années qu’on essaie de changer les comportements des consommateurs et on y arrive mais à très petits pas.
En outre, l’État a totalement laissé tomber son rôle sur la question du bien-être animal et de la réduction de la consommation de viande. Il suffit de voir les réactions de certains ministres sur les plats sans viande pour s’en convaincre. Pendant ce quinquennat, rien n’aura été fait pour les animaux d’élevage. Le Ministre précédent, Didier Guillaume, avait promis la fin du broyage des poussins et de la castration à vif des porcelets, mais pour l’instant rien n’a été fait. La proposition de loi de la majorité a prévu l’interdiction des élevages de visons (fourrure), mais la loi n’est toujours pas inscrite à l’ordre du jour au Sénat, et donc risque de rester lettre morte.
Du coup, le marché peut être un acteur clef du changement. La grande force des simili-carnés, et plus encore de la viande cultivée, est de proposer au consommateur une expérience similaire voire identique à la viande d’élevage. Le coût ‘comportemental’ (ex : gustatif) à arrêter la viande conventionnelle devient très faible. Si je te propose demain le même produit final, mais avec 90% de moins de gaz à effet de serre, d’eaux et de sols utilisées, d’antibiotiques, qui ne tue aucun animal, qui coûte moins cher, et qui a le même goût, ce serait beaucoup plus facile d’arrêter la viande d’élevage, non ? Plus les consommateurs sont soucieux de l’impact de ce qu’ils mangent, plus l’industrie va investir dans ces technologies, et plus ce sera facile de faire changer les comportements. Donc oui, à mes yeux, c’est le vecteur de changement le plus prometteur.
Pour conclure, j’ai vu que tu avais cité Gandhi en introduction de ton livre. « Je tiens que moins une créature peut se défendre et plus elle a le droit à la protection de l’homme contre la cruauté de l’homme’. Est-ce que cette phrase pourrait résumer ta philosophie de vie ?
Je pense que la valeur de notre humanité s’évalue à la manière dont nous traitons les plus démunis et notre capacité à nous abstraire de nos considérations égoïstes. Les animaux, nous l’avons vu, font partie aujourd’hui des plus démunis et sont totalement à notre merci. Donc oui, je pense qu’une partie de notre humanité se joue aujourd’hui dans nos relations avec les animaux et qu’à ce titre là nous devons les protéger d’autant plus qu’ils sont démunis face à nos actes. Mais je noterai aussi que notre humanité se joue aussi sur la manière dont nous traitons les personnes qui vivent dans la rue ou les migrants qui meurent en Méditerranée. En bref, l’enjeu est de construire un monde meilleur avec moins de rapports de domination et plus d’altruisme.
6 Responses
Merci pour cet interview, c’est très intéressant notamment sur les mécanismes du changement des comportements à activer et ceux qui sont bloquants, à contourner.
Très belle interview pleine de sens et de beaux enseignements. Bravo!
Toujours passionnants ces articles.
Une petite réaction : l’article a tendance à opposer les personnes “normales” (sous-entendu qui n’ont pas évolué) avec les végétaliens ou les végans, avec une forte tendance qui se dégage à croire qu’il faut passer de l’un vers l’autre.
Mais insister sur la réduction de consommation, sans évoquer l’extrême, est une forme d’incitation douce, car on n’a certainement pas envie de tomber dans une “communauté” opposée.
En revanche, je suis sûr que le schéma sur les émissions de GES par kg de produit alimentaire (que je cherchais depuis un moment, merci beaucoup), est un outil formidable d’information, en laissant le quidam analyser par lui-même, et en lui laissant le libre arbitre de son évolution.
Je vais d’ailleurs me remettre à manger des bananes….
Je me réponds avec un petit bémol : je continuerai de ménager ma consommation de bananes… En effet, la valeur liée au transport n’est certainement pas adaptée à la France vis à vis des sites de production de ce fruit exotique, qui se situent sous les tropiques. Donc, méfiance et un peu de discernement sur chaque produit proposé.
Super article, merci pour le boulot !
Très bon article, merci.
Je reçois fréquemment cette question des serveurs dans les divers évènements publics (mariage, évènements professionnels): “vous êtes normale ou végétarienne?”. J’essaye de répondre avec le sourire que je suis les deux merci beaucoup.
Plus généralement, je fais face à beaucoup de réactions assez violentes face à mon végétarianisme, et de la part de personnes qui sont juste assises à ma table et a qui je ne demande aucunement de m’imiter. Je suis toujours un peu démunie pour leur répondre: quand j’explique, à leur demande, mes raisons (qui sont purement écologiques), la plupart se sentent culpabilisés. Ils comprennent vite que effectivement, eux ils en mangent donc ils contribuent à l’effet de serre plus que moi (même si je ne leur reproche rien encore une fois). Je ne sais pas trop comment garder la conversation sur un ton calme, et me fais assez rapidement traiter de radicale ou d’extremiste…