Getting your Trinity Audio player ready... |
Cette année encore des bancs d’algues brunes, appelées sargasses, ont repris leur dérive à travers l’Atlantique Nord tropical et détériore les conditions sur les côtes antillaises. Leurs échouements témoignent de l’ampleur d’un phénomène désormais saisonnier, à l’origine de nuisances environnementales majeures, de complications médicales aiguës et chroniques et de coûts économiques considérables.
Depuis 2011, ces échouements récurrents appellent à une adaptation urgente, reposant à la fois sur le développement de connaissances spécifiques et sur la mise en œuvre de technologies d’observation et de modélisation dédiées.
Dans une étude publiée dans la revue Marine Pollution Bulletin, un groupe de chercheurs et chercheuses synthétise la connaissance et les techniques développées durant les 15 dernières années pour mieux comprendre et anticiper ce phénomène.
Sommaire
ToggleLes sargasses : portrait d’une espèce présente dans l’Atlantique Nord
Les sargasses sont des algues brunes dont deux espèces –Sargassum fluitans et Sargassum natans– peuplent l’Atlantique tropical. Ces espèces sont dites holopélagiques, c’est-à-dire qu’elles réalisent l’ensemble de leur cycle de vie à la surface de l’océan grâce à des vésicules remplies d’air. Sous l’action des vents et des courants, elles s’agrègent sous forme de filaments (ou radeaux) pouvant mesurer plusieurs centaines de mètres de long et plusieurs mètres d’épaisseur.
Ces espèces ne sont pas inconnues dans l’Atlantique Nord puisqu’elles se trouvent historiquement dans la mer éponyme, une zone confinée à l’ouest de l’Atlantique Nord. Ces algues ont joué un rôle historique dans l’amélioration des connaissances sur la circulation océanique, notamment à travers les travaux d’Irving Langmuir, qui a décrit l’effet du vent sur la création de tourbillon à la surface des océans par l’observation des filaments de sargasses parallèlement au sens du vent.
Ces radeaux forment de véritables oasis de biodiversité en haute mer, servant d’abri, de zone de reproduction et d’alimentation pour de nombreuses espèces marines comme les tortues.

La problématique sargasses : leurs échouements
Chaque année, des millions de tonnes d’algues s’échouent sur les côtes des Caraïbes, du Mexique ou de l’Afrique de l’Ouest. Ce phénomène, apparu à grande échelle en 2011, s’explique par les interactions complexes entre les courants océaniques, les vents et les conditions atmosphériques.
Les sargasses dérivent au sein d’un vaste réseau de courants constituant l’Atlantique tropical (Figure 1). Ce système de courants est lié à la structure climatique du système Terre et modulé par les différentes configurations atmosphériques. Ainsi, les courants de surface sont généralement d’est au niveau tropical dans la zone de présence des alizés et plutôt d’ouest aux moyennes latitudes.
Ce sont ces interactions entre courants et vents qui conditionnent la dérive des bancs. Ainsi, suivant le courant dominant, la dérive aboutit à des échouements massifs, principalement sur l’Arc antillais et la péninsule du Yucatan au Mexique ainsi que sur les côtes africaines au niveau du Golfe de Guinée. En moyenne sur une saison, ces échouements dépassent localement les 100 000 tonnes pour 100 km de côte, soit l’équivalent d’un tapis d’algues continu de 2m d’épaisseur sur 2m de large et 100 km de long.

En blanc sont représentés les principaux courants, en rouge les vents et en orange, le décalage vers le sud des vents et des courants lors de l’hiver 2009-2010.
Crédit : Météo-France
Les effets néfastes d’un excès de sargasses
Si les échouements de petites quantités sont source de nourriture et de nutriments pour la faune et la flore littorales, les volumes sans précédent depuis 2011 dépassent largement la capacité d’adaptation des écosystèmes et génèrent une multitudes d’effets néfastes (Figure 2) :
- Environnementales : en se décomposant, les sargasses modifient les conditions physico-chimiques et les équilibres écologiques des écosystèmes littoraux : appauvrissement en oxygène, prolifération d’algues et de bactéries, émission de gaz toxiques, infiltration de métaux lourds dans les sols et perte de biodiversité. Les échouements perturbent aussi l’accès des tortues marines à leur lieu de ponte et peuvent être des vecteurs d’introduction d’espèces invasives ou de microplastiques.
- Sanitaires : lors de la décomposition des bancs, des gaz toxiques sont émis : l’ammoniac (NH3) et l’hydrogène sulfuré (H2S). Ces émanations provoquent maux de tête persistants, vertiges, troubles respiratoires, voire des affections graves en cas d’exposition prolongée. En 2018, plus de 11 000 cas d’exposition aiguë au H2S ont été recensés aux Antilles françaises.
- Socio-économiques : les échouements entravent la circulation des bateaux, notamment de pêche, avec un impact direct sur l’économie locale. Ils nuisent aussi à l’image des territoires dépendants du tourisme, faisant chuter la valeur immobilière sur le littoral (jusqu’à – 25% dans les zones touchées). Les mesures d’atténuation et d’adaptation mises en place sont coûteuses et ajoutent une pression à l’économie de ces territoires. L’Etat français a investi plus de 6 millions d’euros dans la gestion du phénomène en 2024, et le coût estimé au niveau des Caraïbes peut atteindre 1 million de dollars par kilomètre de côte.

Crédit : Météo-France
Pourquoi y a-t-il des échouements depuis 2011 ?
Pendant des siècles, les sargasses flottaient essentiellement dans la mer des Sargasses. Mais depuis 2011, une nouvelle zone d’accumulation est apparue dans l’Atlantique tropical, appelée la Great Atlantic Sargassum Belt. Elle s’étend aujourd’hui du golfe de Guinée au golfe du Mexique, soit plusieurs milliers de kilomètres (Figure 1).
L’hypothèse principale de ce basculement est liée à la variabilité interne du climat. Durant l’hiver 2009-2010, la configuration atmosphérique à grande échelle a été marquée par une phase négative de l’Oscillation Nord-Atlantique (NAO), une situation où les vents au niveau de la mer des Sargasses (entre 25° et 35° Nord) ont été anormalement forts et les alizés plus faibles. Ainsi, des bancs de sargasses ont dérivé hors de leur zone habituelle.
Lors du retour à la normale, les bancs ont poursuivi leur route par le courant des Canaries vers la zone tropicale où ils ont trouvé des conditions favorables à leur développement : une eau assez chaude et chargée en nutriments.
Chaque semaine, nous filtrons le superflu pour vous offrir l’essentiel, fiable et sourcé
Comment prédire les échouements de sargasses ?
Face à l’ampleur de ce phénomène, il est primordial de pouvoir anticiper les échouements pour organiser la collecte des algues et ainsi limiter les nuisances. La prévision des lieux et des dates des échouements est donc cruciale pour dimensionner cette logistique. Pour cela, deux outils complémentaires sont nécessaires : les observations satellites et les simulations numériques.
1/ Détection sur images satellites
Un problème majeur émerge dans l’observation de filaments à l’échelle d’un bassin comme celui de l’Atlantique Nord : la nécessité d’obtenir une vue exhaustive de la situation à différentes échelles spatiales et temporelles. L’observation satellite est essentielle pour répondre à ce défi car elle assure une couverture journalière de l’ensemble du bassin Atlantique.
L’identification des bancs se base sur une signature optique particulière des algues. La présence de pigments photosynthétiques et la structure des feuilles réfléchissent une partie de la lumière dans le visible et le proche infrarouge qui est au contraire quasiment entièrement absorbé par l’eau.
Cette différence d’interaction avec la lumière est exploitée au travers d’un indice calculé sur chaque acquisition satellite et permet ainsi de transformer une information invisible à l’œil nu en cartes localisant les bancs à la surface de l’océan (Figure 3).

A gauche, l’image satellite brute. Au centre, l’image après traitement. A droite, les bancs de sargasses sont mis en évidence en rouge.
Crédit : Météo-France
2/ Simulation de la dérive
A partir des observations de bancs et de leur localisation, il est possible de prévoir des trajectoires de dérive. Ces simulations, basées sur la résolution d’équations mathématiques, estiment les trajectoires et la vitesse de dérive des bancs en réponse à l’action des vents et des courants de surface. Les résultats permettent de déduire des zones préférentielles d’échouements pour les jours à venir.
Certains modèles peuvent également inclure des paramètres biogéochimiques. Ils vont ainsi prendre en compte l’influence de variables, comme la température, la concentration en nutriments dans le milieu ou la luminosité, sur le développement des sargasses, et en particulier leur croissance ou leur mortalité.
L’utilisation de ces différents modèles permet de déterminer les zones d’échouements avec un certain degré d’anticipation et donc de dimensionner la réponse parfois jusqu’à plusieurs jours ou semaines à l’avance.
Que fait la France pour surveiller et anticiper ce phénomène?
En France, l’action des pouvoirs publics s’est structurée depuis 2018 via la mise en place d’un “Plan Sargasses” par le Ministère de la Transition Écologique. Ce plan s’articule autour de cinq axes : la prévention, l’action opérationnelle, l’organisation de la gouvernance locale et nationale, la coordination de la recherche et le développement de la coopération régionale et internationale.
La prévision du risque d’échouements est incluse dans l’axe Prévention dont l’opération incombe à Météo-France depuis 2019. Depuis 2023, cette procédure a évolué en mission institutionnelle de sécurité des personnes et des biens, ce qui en fait un service public unique en Europe. Ainsi une procédure opérationnelle et quotidienne s’exécute pour informer sur le risque d’échouements pour les territoires français impactés : la Guadeloupe et ses îles environnantes, la Martinique, Saint Martin et Saint Barthélemy, et la Guyane.
Concrètement, chaque jour, les images satellites font l’objet de traitements afin d’obtenir des cartes de localisation des bancs dans l’Atlantique tropical, qui sont utilisées par le modèle de dérive développé à Météo-France, appelé MOTHY.
Les résultats des détections et des simulations fournissent la matière à la rédaction de bulletins de risque d’échouements basés sur l’expertise humaine développée au sein des centres Antilles-Guyane (Figure 4). Ces bulletins sont diffusés directement aux institutions locales, mais sont aussi disponibles sur le site internet de Météo-France et relayés dans les médias locaux (bulletin télévisé sur La 1ère).

Limites et perspectives
Malgré les progrès, la prévision des échouements de sargasses reste un défi. Les observations sont limitées par la présence de nuages, l’immersion des algues ou les caractéristiques techniques des capteurs acquérant les images satellites. De plus, les modèles actuels ne peuvent pas encore anticiper avec précision la croissance des algues, ni leurs trajectoires exactes à longue échéance.
Afin de continuer d’affiner les prévisions, plusieurs axes sont possibles :
- Approfondir la connaissance du phénomène, qui peut passer par un renforcement des réseaux d’observation satellite ou l’utilisation de nouveaux outils de surveillance (drones, capteurs marins) ;
- Acquérir des données in situ afin d’évaluer, valider et améliorer les dispositifs opérationnels ;
- Perfectionner les outils actuellement utilisés, par exemple en développant des modèles intégrant facteurs biologiques et climatiques ;
- Renforcer la coordination régionale et internationale afin de mieux faire face à ce phénomène global.
Article de Marianne Debue, ingénieure de recherche au Centre National de Recherches Météorologiques (Météo-France / CNRS) et spécialisée en télédétection des sargasses et Thibault Guinaldo, chercheur en océanographie au Centre National de Recherches Météorologiques (Météo-France / CNRS) et spécialisé dans l’observation satellite des surfaces océaniques et la détection/compréhension des extrêmes chauds
One Response
J’ai cru comprendre, qu’il existait des initiatives de récupération pour fabriquer à partir des sargasses de l’énergie. Est-ce un modèle qui tient la route ?