Suite à la publication d’un article scientifique fin février 2021, la presse scientifique et généraliste s’est enflammée sur l’éventuel effondrement du Gulf Stream, ravivant l’imaginaire collectif produit par le Jour d’Après.
En partenariat avec l’Institut National des Sciences de l’Univers et afin de démystifier le rôle du Gulf Stream dans le climat Européen et son évolution future, nous avons échangé avec Julie Deshayes, chercheuse CNRS au LOCEAN, Juliette Mignot, chercheuse IRD au LOCEAN et Didier Swingedouw, chercheur CNRS à EPOC.
Sommaire
ToggleGulf Stream, circulation de retournement : de quoi parle-t-on ?
Si le Gulf Stream est un courant marin bien connu, la théorie associée à la circulation de retournement n’a qu’une soixantaine d’années, et cela fait moins de 20 ans qu’on la mesure directement et donc que son existence est confirmée. Il est donc essentiel de définir d’abord de quoi on parle…
Qu’est-ce que le Gulf Stream ?
Le Gulf Stream est un courant océanique, que l’on trouve au large de la Floride, et qui longe la côte sud-est de l’Amérique du Nord, du sud vers le nord, jusqu’à 35°N environ. Il quitte ensuite la côte, et s’oriente vers le large, où il se désintègre en tourbillons océaniques.
Le Gulf Stream constitue la branche ouest de la gyre anticyclonique de l’Atlantique Nord, grande boucle de circulation horizontale qui s’étale d’ouest en est dans l’Atlantique et qui tourne dans le même sens que les aiguilles d’une montre. Cette circulation est principalement liée aux vents de surface et à la rotation de la Terre.
Qu’est ce que l’AMOC/Circulation de retournement ?
Après avoir quitté la côte américaine, une partie de l’eau transportée par le Gulf Stream (de l’ordre de 20 %) circule, en surface, vers le nord, puis traverse le bassin d’ouest en est vers 50°N. Ensuite elle rejoint soit les mers d’Irminger et du Labrador qui entourent la pointe Sud du Groenland, soit encore plus au nord les côtes norvégiennes.
La chaleur transportée est transférée dans l’atmosphère, surtout en hiver, ce qui rend l’eau en surface plus lourde. C’est pourquoi dans ce parcours, elle a tendance à “couler” en profondeur où elle alimente les courants profonds qui s’orientent en moyenne vers le sud.
Dans l’ensemble, cette circulation occupe tout l’océan Atlantique, et s’oriente vers le nord proche de la surface et vers le sud en profondeur, ce qui décrit une boucle de retournement, d’où la dénomination française de circulation de retournement (et en anglais AMOC pour Atlantic Meridional Overturning Circulation).
Ce qu’il faut surtout retenir, c’est que cette circulation n’est pas un seul courant, mais une moyenne, une construction mathématique qui regroupe, fusionne plusieurs courants différents dans tout l’Atlantique Nord, dont le Gulf Stream. Sa définition ne s’arrête pas à l’équateur : on la calcule aussi dans l’hémisphère sud et dans tous les autres bassins.
Comment connaît-on ces phénomènes et comment les étudie-t-on ?
Comment observe-t-on le Gulf Stream ?
Le Gulf Stream, courant océanique bien connu des marins depuis le XVIème siècle et dont la température chaude est mesurée dès le XVIIIème par Benjamin Franklin, est observé régulièrement par des navires océanographiques depuis bientôt un siècle. On mesure son intensité en continu grâce à un câble sous-marin entre la Floride et les Bahamas depuis les années 1980. On l’observe par satellite depuis les années 1990. La situation n’a rien de comparable pour la circulation de retournement…
Comment observe-t-on la circulation de retournement ?
Depuis 2004, un ensemble d’instruments océanographiques sont disposés le long d’une ligne imaginaire qui relie la côte Est des États-Unis à l’Afrique à la latitude 26°N, de la surface jusqu’au fond de l’océan. Cette section océanographique permet de mesurer en continu l’intensité de la circulation de retournement.
Parce que ces observations directes restent peu nombreuses, les océanographes ont beaucoup recours aux modèles numériques pour étudier la circulation de retournement et ses impacts. Ces outils, basés sur la mécanique des fluides, les mathématiques et les sciences du calcul intensif, permettent de réaliser des expériences virtuelles pour tester des hypothèses (quel serait l’impact sur le climat en Europe d’un arrêt de la circulation de retournement ?) et tenter de reproduire les océans actuels, passés et futurs.
Enfin, les paléo-océanographes essaient de reconstruire les fluctuations de la circulation de retournement en utilisant des mesures indirectes de son intensité, estimées à partir de divers prélèvements sédimentaires terrestres et marins.
Historiquement, on pensait que la circulation de retournement était entraînée presque exclusivement par les contrastes, liés à la température et la salinité (d’où la dénomination de circulation “thermohaline”). On sait maintenant que d’autres processus physiques l’influencent, comme le vent et le mélange océanique.
On sait aussi, notamment grâce aux modèles numériques et aux mesures directes récentes, qu’elle fluctue beaucoup d’un mois sur l’autre, d’un an sur l’autre, d’une décennie sur l’autre, d’un siècle sur l’autre… et que ces fluctuations peuvent être déclenchées par de nombreux processus différents (parmi lesquels la fonte du Groenland, mais pas que…).
L’un des courants marins les plus complexes au monde
Le Gulf Stream est également lui-même un des courants marins les plus complexes au monde car sous influence de multiples processus. La circulation de retournement hérite de cette complexité. Mais en tant que construction mathématique qui fusionne plusieurs courants marins dont le Gulf Stream, elle est aussi influencée par d’autres processus océaniques.
On entend parfois que la circulation de retournement n’existe pas car les mesures RAPID à 26°N ne correspondent pas à celles prises plus au sud ou plus au nord. Ces différences, au contraire, illustrent bien que la circulation de retournement n’est pas un simple tapis roulant qui connecte l’océan Atlantique du sud au nord, comme des représentations simplifiées de l’océan ont pu le laisser à penser.
Comment peut-on espérer mieux comprendre ces phénomènes ?
En Avril 2021, un nouveau satellite sera lancé, qui fournira des observations très précises de la surface des océans et donc des courants en surface.
La multiplication d’observations disponibles combinée aux récents progrès en intelligence artificielle et en puissance de calcul devrait permettre de réduire l’incertitude des modèles océaniques, qui ont encore du mal à reproduire le Gulf Stream de manière réaliste. Ces efforts devraient améliorer notre compréhension de la circulation de retournement. Ils doivent nous aider à mieux prévoir son évolution à venir, qui pourrait avoir une influence majeure sur le climat futur.
Quels sont les effets du Gulf Stream et de la circulation de retournement ?
Au contraire de l’idée reçue, le Gulf Stream n’est pas directement responsable des hivers doux en Bretagne ! Ces derniers sont principalement dus à la circulation atmosphérique globale, qui impose un vent moyen venant plutôt du nord à New York et de l’Atlantique tropical en Bretagne. Néanmoins, ces vents survolent le Gulf Stream, se nourrissent de sa chaleur et sont éventuellement influencés par des modulations de sa position.
Le Gulf Stream influence donc bien notre climat européen, mais de façon indirecte, et il n’est pas le seul. En revanche, le Gulf Stream a des impacts locaux très importants : sur le niveau de la mer, les écosystèmes côtiers, les ressources de pêche …
Une des contributions fondamentales de l’océan dans le climat terrestre est de transférer l’excédent de chaleur solaire reçue à l’équateur vers les pôles. Le Gulf Stream et la circulation de retournement y contribuent, en emmagasinant de la chaleur dans l’eau qu’ils transportent de l’équateur vers les hautes latitudes.
C’est pourquoi les fluctuations de ces derniers ont un impact sur le climat global : une circulation de retournement plus intense va contribuer à établir un Atlantique Nord plus chaud et un Atlantique Sud plus froid que la moyenne. De telles modulations de la température de la surface de l’océan ont des incidences sur les précipitations dans les tropiques et notamment sur la position de la mousson africaine et les précipitations associées, ainsi que sur le développement des cyclones tropicaux.
Quel lien entre changement climatique et l’évolution de la circulation ?
Dans le contexte de l’intensification de l’effet de serre et du changement climatique, la circulation de retournement joue un autre rôle fondamental : elle contribue à stocker, dans les profondeurs de l’océan, une partie du dioxyde de carbone émis par les activités humaines. Enfin, au-delà de ses impacts sur le climat, la circulation de retournement influence les écosystèmes marins à grande échelle via le transport horizontal de nutriments et le mélange vertical des gaz dissous, notamment l’oxygène.
Pour résumer, l’évolution de la circulation dans les océans affectera les températures, les précipitations, certains évènements météorologiques extrêmes, les écosystèmes marins et terrestres et donc la biodiversité. Et tout ça va, évidemment, affecter les sociétés humaines. Ce sujet illustre bien la complexité du changement climatique qui ne se limite pas à l’évolution des températures.
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Que sait-on de l’évolution de cette circulation ?
Dans le passé
La reconstruction de l’évolution du climat du passé, possible grâce à l’utilisation des isotopes de l’eau contenue dans les carottes de glace des calottes polaires, suggère que la circulation de retournement a pu évoluer. Les carottes issues du Groenland ont en effet révélé que, durant la dernière période glaciaire, de nombreux événements de changement climatique rapide (de l’ordre de quelques décennies) avaient eu lieu a priori dans la région.
Ces changements de climat, pouvant atteindre 10 °C de réchauffement ou refroidissement au Groenland, ont été associés à des variations de la circulation de retournement. On a aussi retrouvé des traces de telles variations climatiques rapides dans les zones de moussons, mettant en évidence et confirmant les liens entre l’Atlantique Nord et le reste du globe.
Cette dernière décennie
Vu son échelle spatiale qui couvre tout le bassin Atlantique, il est très difficile d’observer la circulation de retournement directement. On dispose d’observations continues depuis 2004 seulement. Celles-ci montrent que la circulation varie sur une gamme de fréquences très large. Surtout, elles confirment la complexité de cette circulation, et soulignent les incertitudes actuelles sur son fonctionnement, son évolution et ses effets tant sur le climat que sur le vivant.
Quelle évolution future ?
Les projections climatiques, issues de modèles numériques qui alimentent les rapports du GIEC, prédisent que la circulation de retournement va très probablement s’affaiblir d’ici à la fin de ce siècle, jusqu’à 70 % de son intensité avant la période industrielle. En cause : l‘augmentation de la température et des précipitations dans l’Atlantique Nord et la fonte des calottes glaciaires. La gamme d’incertitudes est cependant très large ! Certains modèles montrent en effet des réductions de quelques % seulement.
Ces incertitudes sont le reflet direct de celles des modèles de climat… et sont aussi liées à celles qui concernent l’évolution des émissions de gaz à effet de serre.
Néanmoins, dans ces projections climatiques, un effondrement total de la circulation de retournement au cours de ce siècle est très peu probable. Au-delà de ce siècle, il n’est en revanche pas impensable que la circulation s’effondre totalement ; il sera alors difficile de la faire revenir à des valeurs pré-industrielles car son évolution n’est pas linéaire.
Concernant le Gulf Stream, tant que le vent soufflera et que la Terre tournera, il ne s’arrêtera pas, mais il pourrait perdre jusqu’à 20 % de son intensité en cas d’effondrement de la circulation de retournement.
Quels seraient les effets d’un ralentissement voire d’un arrêt du Gulf Stream ?
Évidemment, on parle ici de la circulation océanique de retournement plutôt que du Gulf Stream (dont on vient de dire qu’il ne s’arrêtera pas de sitôt) !
Un éventuel effondrement de la circulation de retournement, très peu probable d’après les projections climatiques, ne précipiterait pas pour autant l’Europe de l’Ouest dans une nouvelle ère glaciaire en quelques jours comme dans le film hollywoodien “Le jour d’après” ! En effet, de telles modifications drastiques du système climatique, associées par exemple à la formation d’une calotte de glace sur une large partie de l’Europe, nécessitent au moins une centaine d’années pour se mettre en place.
En revanche, cela pourrait induire, dans certaines régions de l’Europe, un ralentissement du réchauffement climatique, voire des refroidissements régionaux à l’échelle de quelques décennies, avant que le réchauffement ne l’emporte à nouveau. Mais à l’échelle globale, il n’y a pas de doute, les modèles prédisent effectivement bien un réchauffement.
Par ailleurs, il faut retenir que les effets climatiques d’un changement substantiel de la circulation de retournement sont subtils dans leur saisonnalité. En effet, l’effet du transport de chaleur de l’océan est plus fort en hiver qu’en été, en particulier pour les régions du Nord-Ouest de l’Europe qui bénéficient beaucoup du transport de chaleur par l’océan. Même en cas de diminution de la circulation, on aurait donc toujours des vagues de chaleur suffocantes en été.
Concernant l’Afrique de l’Ouest, il est clair qu’une diminution importante de la circulation de retournement pourrait amener des sécheresses importantes, notamment dans les zones sahéliennes et sub-sahéliennes. Ces zones densément peuplées seraient potentiellement les plus vulnérables à des changements de circulation océanique de retournement.
Conclusion et points clés à retenir
- Il est important de distinguer le Gulf Stream (courant marin) de la circulation de retournement (construction mathématique qui sert à mieux comprendre le rôle de l’océan dans le climat, et notamment son transport de chaleur intégré vers les pôles).
- L’arrêt du Gulf Stream n’est pas possible.
- Le ralentissement de la circulation de retournement, même s’il est probable, ne se produira pas du jour au lendemain, mais nécessitera au moins une centaine d’années. Cela aura des conséquences non négligeables sur le climat et le vivant.
- Un effondrement brutal de la circulation de retournement, bien que peu probable, engendrerait des bouleversements considérables pour certaines régions, potentiellement irréversibles.
Donc, non, l’évolution de la circulation de retournement ne sauvera pas l’Europe du changement climatique, au contraire : elle risque de déclencher encore plus d’impacts sur les écosystèmes marins et terrestres, et donc sur nos sociétés.
BONUS : retrouvez cet article en infographie sur le site du CNRS !
2 Responses
Bravo et merci pour ce très bel article !
C’est tellement agréable de lire un document bien construit et bien documenté.
Merci pour cet article 🙂
Le travail que tu fournis est vraiment qualitatif, très bien sourcé et nécessaire !
Petite précision : le satellite SWOT, initialement prévu pour avril 2021 semble avoir pris un peu de retard et serait lancé finalement qu’en décembre 2022 : https://swot.cnes.fr/fr/swot-totale-reussite-de-la-premiere-phase-dessais