Getting your Trinity Audio player ready... |
Par Anthony Viaux, ex-pilote de ligne.
Suite à l’annonce sur LinkedIn le 2 janvier 2025 de ma démission du poste de commandant de bord que j’occupais à Air France, les réactions furent nombreuses et très surprenantes. Nombre de personnes et collègues m’ont soutenu dans ce choix. Mais j’ai aussi été victime d’une certaine agressivité de la part de quelques internautes, dont des pilotes de ligne, français et étrangers. Tout le monde a bien sûr le droit d’exprimer son opinion – c’est le jeu des réseaux – mais tant de passion questionne.
Je n’ai pourtant fait qu’expliquer que je mettais fin à plus de 20 ans de bons et loyaux services au sein de la compagnie tricolore afin de me réaligner avec ma boussole intérieure, qui m’indiquait depuis un moment que je n’étais plus sur un chemin qui me convenait. Cette décision, extrêmement dure à prendre, a mûri en moi lorsque j’ai réalisé que l’aviation avait un impact non négligeable sur le dérèglement climatique, et que cela contribuait à me rendre éco-anxieux.
Surtout, je me suis rendu compte de la quasi impossibilité du secteur à freiner sa croissance et à se décarboner suffisamment rapidement, malgré l’urgence écologique dans laquelle nous nous trouvons, et dont nous sommes toutes et tous chaque jour un peu plus les témoins. J’ai alors ressenti l’impériosité de faire un choix : continuer en étant conscient de tout cela, sans pouvoir vraiment agir, ou partir, afin de me réinventer.
Ma démarche ne remet évidemment pas en cause les nombreux bienfaits pour l’humanité apportés par l’aéronautique et je ne souhaite au fond qu’une chose : que nous puissions continuer à voler le plus longtemps possible, de manière plus durable. J’ai d’ailleurs adoré exercer ce fabuleux métier, dans cette magnifique compagnie.
C’est la dose qui fait le poison
Afin de développer ma pensée et donner du sens à mon geste, j’ai écrit un essai (Voyage interrompu – Confidences d’un pilote de ligne éco-anxieux, à paraître le 3 octobre 2025, aux éditions de l’Aube). J’y raconte la magie du
métier de pilote de ligne, vu de l’intérieur, mais également les prises de conscience successives qui m’ont amené à le quitter, non sans regrets.
Dans cet essai, je pointe du doigt le fait que, comme toute chose, c’est la dose qui fait le poison, et que je trouve angoissant que la voie de la limitation du trafic aérien n’ait jusqu’à présent pas été envisagée par le secteur. Notamment à cause de la confiance dogmatique qu’il place dans l’innovation technique. Certes, celle-ci est indispensable. Mais elle n’empêche nullement en parallèle d’être réaliste et de prendre en compte l’urgence actuelle : cela permettrait, selon de nombreux observateurs, d’éviter que l’aérien ne scie la branche sur laquelle il est assis.
J’y montre entre autres que les acteurs du secteur aéronautique sont persuadés que les nouveaux carburants d’aviation durable (SAF) et les gains d’efficacité vont résoudre tous les problèmes. Ils réalisent leurs plans de croissance pour l’avenir en fonction de ce pari, alors même que des communiqués d’acteurs tels que l’Agence du gouvernement français pour la transition énergétique (ADEME) avertissent que nous ne nous en sortirons pas sans inclure de la sobriété d’usage dans l’équation. En clair : une limitation de la croissance du secteur s’avère être un outil dont on ne pourra pas se passer.
Pourquoi ? Notamment car le transport aérien n’est pas seul à vouloir se décarboner, et qu’il risque de se produire une compétition féroce, par exemple avec le transport routier ou maritime. Eux aussi voudront utiliser ces carburants verts, et l’électricité nécessaire à leur production. Il n’y en aura donc probablement pas pour tout le monde !
Et le secteur connait le problème : rappelons qu’en 2024, les SAF n’ont représenté que 0,3% des carburants d’aviation dans le monde.

Chaque semaine, nous filtrons le superflu pour vous offrir l’essentiel, fiable et sourcé
Une nécessaire limitation du trafic aérien
Une limitation de la croissance du trafic aérien, sans un changement profond de nos mentalités, est bien sûr une solution qui s’annonce difficile à faire accepter. Cependant, un consensus scientifique émerge actuellement sur son inéluctabilité. L’Académie de l’Air et de l’Espace (AAE) écrira à ce propos : « La société européenne doit choisir entre l’ébriété actuelle qui préside à ses modèles mentaux et une sobriété choisie.» Les auteurs de l’AAE préciseront également avec sagesse : « L’aviation bashing est injuste et ridicule ; à l’inverse, le refus techniciste et conservateur de questionner la voracité énergétique des sociétés contemporaines, aviation comprise (à sa juste place, ni plus, ni moins) est une impasse. (…) Sobriété et efficacité ne sont pas rivales mais complémentaires, à des dosages que nul ne peut encore prédire. »
Cette prédiction, l’Association internationale du transport aérien (IATA) s’y est risquée en 2021 dans un document : « Net zero carbon 2050 résolution ». On peut y lire la répartition des postes qu’elle propose afin de respecter la promesse de neutralité carbone du secteur en 2050 :
- Carburants d’aviation durable : 65%
- Capture / Séquestration du carbone (CCS) : 19%
- Nouvelles technologies : 13%
- Infrastructure / Operations : 3%
Notons la place importante donnée à la capture et séquestration du carbone pour accompagner cette évolution…
Et quid de la réduction du trafic ? Vous le voyez, elle n’est tout simplement pas envisagée : pour l’IATA, son augmentation semble donc être une fatalité… Ne traitons-nous pas ainsi les symptômes sans chercher à supprimer ce qui les a causés, ni à redéfinir le voyage de demain ?

Injustice climatique
J’essaie également de mettre en avant dans cet essai le fait que ce sont essentiellement les habitants des pays les plus riches qui utilisent actuellement l’aviation comme moyen de transport. Cela participe à entretenir une certaine injustice climatique, à présent bien documentée. En effet, aujourd’hui, 1% seulement de la population mondiale est responsable d’environ 50% des gaz à effet de serre émis par l’aviation. Quelles conséquences sur l’ensemble de la vie sur terre, notamment en termes de surtourisme, de pollution, et de réchauffement climatique ?
Rappelons que l’aviation est actuellement responsable d’environ 5% de ce réchauffement (2,5% de gaz à effet de serre + 2,5% dus aux trainées de condensation). Sans compter les autres résidus : H2O, NOx…
5%, cela peut paraître peu, mais les prévisions de croissance du traffic mondial font froid dans le dos : x 2,5 d’ici à 2050, c’est-à-dire demain. Ceci dans un contexte paradoxal d’objectif de neutralité carbone souhaité par l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI) à l’horizon 2050. Paradoxal, car l’incorporation de SAF dans le mix de carburant pourrait bien en réalité ne pas compenser l’augmentation prévue du nombre d’avions (x 2 à l’horizon 2041 selon Airbus).
Et quand bien même, les SAF sont une solution entraînant tout un tas d’effets secondaires dont on ne parle pas assez, tels que la perpétuation des monocultures, un besoin en électricité énorme, ou la déforestation.

Les pistes de réflexion
Un jour, j’ai compris le problème de l’effet de serre dans l’atmosphère, et cela a changé ma vie.
Je le matérialise aujourd’hui par une baignoire quasiment bouchée (car les puits de carbone ont tendance à disparaître), que l’on remplit un peu plus chaque jour de CO2, de méthane, ou de protoxyde d’azote. Plus la baignoire se remplit, plus la température augmente. C’est très simple. Et elle ne se vide quasiment pas, car ces gaz à effet de serre y restent pendant des dizaines, des centaines, voire des milliers d’années.
Le problème aujourd’hui est qu’à l’échelle mondiale, nous ouvrons chaque année un peu plus les robinets : nous n’avons jamais émis autant de gaz à effet de serre qu’en 2024, et il n’est pas prévu que cela s’arrête à court terme. Le jour où j’ai visualisé cela, j’ai instantanément fait les liens, entre ce qui engendre l’effet de serre (dont l’aviation), et l’urgence liée à ce qui se passe actuellement : canicules, incendies, inondations, famines, migrations, perte de rendements agricoles, etc.
Tout en gardant ces données en toile de fond, j’ai donc tenté de comprendre les mécanismes de l’agressivité de certain.e.s sur les réseaux, dirigée vers celles et ceux qui osent faire un pas de côté. Pour m’en défaire sans doute, même si elle n’atteint aucunement mes convictions et encore moins mes choix. Je me suis rendu compte que nous avions toutes et tous tendance à sélectionner les informations qui nous arrangent, afin que la réalité du monde ne soit pas trop violente pour notre cerveau. Nous avons également une propension à réagir lorsque nous nous sentons attaqué.e.s ou critiqué.e.s dans nos choix de vie.
Une aubaine : les réseaux sociaux nous offrent une tribune idéale pour cela ! Voici quelques éléments pour tenter d’y voir plus clair :
Première piste de réflexion pour expliquer ces réactions agressives : les biais dont nous sommes victimes
Connaissez-vous le biais de coût irrécupérable ? Il s’agit de la tendance que nous avons toutes et tous à nous entêter dans nos décisions, à partir du moment où nous avons investi dedans. Qu’il s’agisse d’un investissement en argent, en temps, en efforts physiques, ou en passion. Cette notion est proche de celle d’escalade d’engagement, qui fait que nous allons tout faire pour ne pas désavouer les décisions que nous avons prises par le passé. Dans les deux cas, nous mettons des œillères et refusons de voir la vérité en face.
Et puis nous pourrions aussi évoquer le biais de confirmation, qui va nous enfermer dans nos schémas mentaux si nous nous sentons soutenus par d’autres personnes, ou le biais de normalité, qui nous maintient dans l’illusion que rien de dramatique ne pourra jamais nous arriver.
Nos générations ont toujours connu l’aviation. Et nous avons collectivement déjà tellement investi dans le secteur aéronautique qu’il paraît aujourd’hui impossible de ne pas poursuivre le “business as usual”. Suggérer le contraire suffit à nous rendre agressifs sur les réseaux, car nous sommes facilement victimes de ces biais.
Deuxième piste : le coût social du renoncement
Ces biais s’accompagnent souvent d’une volonté sans doute inconsciente d’éviter d’y perdre socialement. Car dans l’imaginaire collectif, renoncer est un constat d’échec, et personne n’aime qu’on lui demande de changer ses habitudes. Malgré le vieil adage, qui dit pourtant : « Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis ! ».
Limiter volontairement le nombre de vols afin de diminuer la pression sur l’équilibre climatique, est considéré comme une frustration par certains, un retour à la lampe à huile, un comportement d’Amish, pour paraphraser le président Macron. On n’arrête pas le progrès, comme on dit !
Sur un plan plus individuel, lorsqu’on est pilote de ligne, à fortiori commandant de bord, on s’est hissé à un tel niveau de vie, on s’est forgé un tel statut social, et on a une telle certitude d’être utile à la société qu’il est quasiment impossible d’en partir, quand bien même on aurait parfaitement compris les enjeux écologiques. Nous sommes des animaux sociaux et le regard de notre entourage nous importe : je pense que nous sommes instinctivement enclins à nous conformer à ce que pense la « meute », afin de ne pas en être exclu.
Troisième piste : chacun voit midi à sa porte
L’agressivité sur les réseaux a peut-être une autre cause assez simple. Comment réagissons-nous si l’on nous assène à longueur de temps des arguments qui s’opposent à nos croyances et à notre manière de vivre notre vie, quel que soit leur bien fondé ? Qui accepte de se laisser dire que ce qu’il ou elle fait n’est pas bon pour la vie sur terre, même si les justifications scientifiques sont solides et sourcées ?
Tout le monde est persuadé d’être dans le vrai, et personne ne souhaite bien sûr consciemment faire le mal.
Nous regardons toutes et tous le monde à travers des lunettes différentes. Voir les choses sous cet angle permet je crois de faire preuve d’empathie envers les personnes qui ne pensent pas comme nous, afin de tenter de se mettre à leur place. Cela s’avère malgré tout aujourd’hui difficile, compte tenu du fonctionnement des réseaux, qui nous enferment dans nos bulles algorithmiques.
Quatrième piste : l’égo
Et si personne n’aime recevoir de critiques, c’est aussi parce que nous les prenons trop souvent de manière personnelle. Nous sommes toutes et tous enclin.e.s à tordre la réalité pour n’entendre que ce que notre égo à envie d’entendre, et à nous braquer.
Lorsqu’en voiture, la personne qui m’accompagne me dit : « Fais gaffe, c’est limité à 90 ! », j’entends : « Tu conduis mal ». Je me mets ainsi instantanément sur la défensive, essayant de me justifier.
Notre égo, qui est là pour nous maintenir en vie, va tout faire pour atteindre cet objectif, et va nous mettre dans un état de déni ou d’hostilité s’il se sent agressé. Car c’est bien connu, la meilleure défense, c’est l’attaque ! L’égo est utile lorsque notre vie est effectivement en danger, mais il nous dessert souvent dans les relations avec nos semblables, si nous n’apprenons pas à nous rendre compte de la manière dont il fonctionne.
Cinquième piste : la réponse « fight or flight »
Justement, une des réponses que l’évolution a mise en place pour nous aider à survivre, est la présence en nous d’un système nerveux autonome. Il s’active indépendamment de notre volonté. De temps en temps pour l’action, la fuite ou la lutte, c’est-à-dire afin de nous aider à rester en vie lorsqu’un danger est détecté : c’est la réaction « Fight or flight ». Et le reste du temps, il œuvre pour notre repos, notre digestion, notre régénération.
En cas de risque de mort sociale de notre égo, c’est-à-dire si nous nous sentons menacé.e dans nos fondamentaux, ou dévalué.e au plus profond de notre être par une critique, un post, ou une réflexion, notre organisme peut donc déclencher cette réponse physiologique de survie, qui nous pourra rendra immédiatement agressif/ve. Il ne s’agit donc que d’une réaction parfaitement humaine, même si elle s’avère être souvent disproportionnée. Elle vise simplement à retrouver un peu de sécurité.
Finalement, comment faire pour sortir de cette agressivité latente ?
Comment passer outre ces adhérences, accepter la critique, éviter de devenir agressif, et modifier notre façon de réagir ?
D’abord en se documentant sur les tenants et aboutissants des bouleversements écologiques actuels. La littérature est abondante. Lorsque j’ai compris ce qui se passait, je n’ai plus décemment pu rester dans le déni, et surtout, j’ai réalisé que si nous nous en sortons, ça sera en coopérant, pas en nous montant les uns contre les autres.
Et puis, à titre personnel, le fait d’avoir découvert comment l’organisme humain fonctionne, notamment au niveau du système nerveux et des biais dont j’ai parlé, m’a permis à la fois de me méfier de mes réactions lorsque je suis soumis aux critiques, mais également de mieux comprendre les réactions des autres à mes propos. Et si je suis honnête, je dois également reconnaître qu’une part de moi est parfois d’accord avec les reproches qui me sont faits : je reste humain, après tout, avec mes failles et ma sensibilité.
Mais si nous acceptons d’écouter notre petite voix intérieure, nous pouvons je crois tout doucement changer, nous remettre à l’écoute des autres, et nous réaligner avec qui nous sommes vraiment.
Cela me fait penser à ce que disait l’auteur Mark Twain : « On ne se débarrasse pas d’une habitude en la flanquant par la fenêtre ; il faut lui faire descendre l’escalier marche par marche. »
Et puis rappelons-nous qu’avec nos mots, nous pouvons soit blesser celles et ceux qui nous entourent, soit créer du bonheur autour de nous…
À nous de choisir !
Essai « Voyage interrompu – Confidences d’un pilote de ligne éco-anxieux » à paraître le 3 octobre 2025 (éditions de l’Aube).
Les droits d’auteur de l’ouvrage sont reversés à Médecins Sans Frontières.
0 Responses
Superbe démarche et article fondamentalement efficace. Prendre en compte l’aspect neurologique-psychologique, voilà ce qui manque à la plupart des démarches citoyennes, militantes, alternatives, et que vous avez l’audace et la générosité de nous offrir.
Se regarder le nombril autrement, en reconnaissant nos dénis, nos erreurs et nos manques est un tremplin qui permet d’aller nettement plus loin, …. et avec le coeur.
Et cela a un effet d’entraînement qui permet aux autres d’entamer ce chemin plus facilement.
Merci à vous.
“qui nous pourra rendra immédiatement agressif” à corriger, fin du chapitre fight or flight
merci