| Getting your Trinity Audio player ready... |
Une obsession politique et médiatique. Depuis les années 1990, la France multiplie les débats, plans et projets de lois – le dernier a été adopté le 18 novembre dernier, le précédent datait de mai 2023 – contre la fraude sociale.
Les bénéficiaires de prestations et indemnisations sociales (RSA, allocations familiales, indemnisation chômage…) ont petit à petit été érigés non seulement en “assistés” mais aussi en tricheurs en puissance. Sous prétexte de lutte contre les abus, ces derniers sont ainsi de plus en plus stigmatisés et sont même contrôlés avec des moyens sans cesse plus perfectionnés.
Cette attention et cette surveillance renforcées sont injustes et détournent des vrais enjeux. Car en matière de fraude, les riches, les entreprises, les micro-entrepreneurs et les professionnels de santé font largement pire que les bénéficiaires des prestations sociales.
D’après notre analyse, la fraude fiscale est six à dix fois plus importante que la fraude sociale. De quoi sérieusement questionner les priorités médiatiques et politiques.
Combien coûte la fraude sociale ?
Commençons par bien définir de quoi on parle.
D’abord, qu’elles soient le fait d’erreurs ou de malveillance, toutes les fraudes sont par nature difficiles à mesurer. Il s’agit donc d’estimations, à distinguer des fraudes réellement détectées par les administrations concernées et qui font l’objet de redressement voire de sanctions.
Ensuite, si le concept de fraude sociale existe dans de nombreux pays, sa définition dépend du système social en vigueur mais aussi de certains choix méthodologiques.
En France, le Haut Conseil du Financement de la protection sociale (et les différents textes de lois à son sujet) regroupe dans la fraude sociale :
- les personnes qui touchent indûment des prestations sociales (par erreur ou grâce à de fausses déclarations, au cumul d’aides normalement incompatibles…)
- les employeurs qui ne payent pas de cotisations sur leur travail ou celui de leurs employés
- les professionnels de santé, établissements de santé, laboratoires ou transporteurs de malades qui peuvent par exemple surfacturer ou inventer certains actes et prescriptions.
Cette définition de la fraude sociale est une particularité française. Au Royaume-Uni, par exemple, la “welfare fraud” ne fait référence qu’aux fraudes aux prestations sociales.
Mais en France, c’est bien l’addition de ces éléments assez hétéroclites qu’on appelle la fraude sociale. Dans son rapport publié en juillet 2024, le Haut Conseil du Financement de la protection sociale l’évalue à 13 milliards d’euros. C’est beaucoup ? Oui. Ce montant est important, et il est légitime de chercher à le réduire. Cela n’empêche pas de l’interroger.
Qui sont les fraudeurs sociaux ?
Le rapport du Haut Conseil du Financement de la protection sociale nous apprend que les principaux auteurs de ce qu’on appelle la fraude sociale ne sont pas forcément ceux dont on parle le plus souvent. Parmi ces 13 milliards de fraude sociale on trouve en effet :
- La fraude des employeurs, entrepreneurs et travailleurs indépendants (souvent micro-entrepreneurs) qui est estimée à 6,91 milliards (on parle ici de travail dissimulé à l’Urssaf ou de méthodes permettant aux entreprises d’échapper au paiement de cotisations).
- La fraude des assurés, qui est estimée à :
- 3,87 milliards d’euros pour la branche Famille [dont la fraude au RSA (1,54 milliards), à la prime d’activité (1,05 milliards), aux allocations adultes handicapés (0,18 milliard)…]
- 110 millions d’euros pour la branche chômage [dont les périodes de travail non déclarées à Pôle emploi et les emplois fictifs permettant d’ouvrir des droits aux chômage de manière indue]
- et 40 millions d’euros pour la branche vieillesse [dont la fraude au minimum vieillesse par exemple]
- La fraude des professionnels de santé, qui est évaluée à 1,71 milliards [des soins facturés à tort ou surfacturés au détriment de l’Assurance maladie]

Au final, sur les près de 13 milliards de fraude sociale, seuls 4 milliards sont réellement imputables aux bénéficiaires de prestations sociales.
La présentation habituelle de la fraude sociale est donc excessivement “anti-pauvres”. Ce n’est pas nous qui le disons, mais le rapport du Haut Conseil du Financement de la protection sociale :
“ L’essentiel de la fraude (sociale, ndlr) trouve son origine dans les pertes associées aux cotisations. La part des assurés, et notamment des titulaires de minima sociaux est faible (…).”
ou encore
“ La fraude sociale est souvent réduite à la fraude au RSA ou à la fraude à la résidence, ce qui tend à nourrir un discours « anti-pauvres ». Il convient de repositionner le sujet, en appréhendant l’ensemble des sources de fraudes (assurés sociaux, professionnels de santé, entreprises et travailleurs indépendants). En euros, la fraude imputable aux assurés sociaux est de l’ordre d’un tiers des fraudes évaluées. (…) ”
On ne parle pas assez du non recours aux prestations sociales
La figure médiatique de l’assisté qui triche prend tellement de place qu’elle masque une réalité très importante : celle de la personne précaire éligible à des prestations sociales mais qui n’en fait pas la demande, par méconnaissance, du fait de la complexité administrative ou par peur d’être stigmatisé.
Plus d’un Français sur trois ne profite pas d’aides sociales à laquelle il a le droit. Ce niveau de non recours est si élevé qu’il est qualifié de “préoccupant” par le Conseil économique, social et environnemental.
Dans le détail, la moitié des bénéficiaires potentiels du minimum vieillesse n’en font pas la demande, pour un montant évalué à 790 millions d’euros. C’est aussi le cas de plus d’un tiers des bénéficiaires potentiels du RSA (34%, pour un montant de 2,250 milliards par an). Ainsi, le non recours au RSA dépasse largement le montant de la fraude au même RSA (1,54 milliard).
Enfin, près d’un tiers des bénéficiaires potentiels des dispositifs de l’assurance-chômage n’y ont pas recours (soit selon les hypothèses entre 390 000 et 690 000 personnes par an, pour un montant non évalué mais qui se chiffre a minima en milliards d’euros), et le cas du conseiller Yann Gaudin, révoqué après avoir tenté de mieux informer des allocataires injustement privés de leurs droits, montre combien les lacunes sont grandes chez France Travail.
Ce n’est pas assez dit, mais les bénéficiaires se privent donc plus d’aides qu’il n’en touchent de manière indue. Et selon une étude menée par l’Observatoire des non-recours aux droits et services (laboratoire de l’Université de Grenoble) et le Secours catholique, le non recours tend malheureusement à augmenter depuis 2010.

Chaque semaine, nous filtrons le superflu pour vous offrir l’essentiel, fiable et sourcé
La Fraude fiscale est 6 à 10 plus importante que la fraude sociale
Nous voilà arrivés au gros du scandale, à savoir la fraude fiscale. Dans le Code général des impôts, cette fraude désigne les moyens mis en place illégalement par des particuliers ou des entreprises pour échapper à l’impôt ou aux taxes. Cela va de l’évasion fiscale à la fraude à la TVA en passant par le blanchiment.
Son montant est estimé entre 80 à 120 milliards d’euros par plusieurs sources, dont le syndicat Solidaires Finances publiques et plusieurs rapports parlementaires. C’est six à dix fois plus que la fraude sociale estimée, c’est aussi vingt à trente fois plus que les 4 milliards de fraudes des bénéficiaires de prestations sociales. Pour info, environ 1/5ème de ces fraudes sont le fait de particuliers et 4/5èmes d’entreprises et de professionnels.
Dans le détail, mise à part la fraude à la TVA évaluée à 20 à 25 milliards d’euros par l’Insee, la fraude fiscale est mal connue. C’est logique puisque « contrairement à de nombreux pays, la France ne dispose d’aucune évaluation rigoureuse de la fraude fiscale », estimait en 2023 la Cour des Comptes.
INFOGRAPHIE : comparaison fraude sociale et fraude fiscale en 2024 en France

- Fraudes Fiscale détectées : 16,7 Md€ en 2024 (source Ministère de l’Economie)
- Fraudes Fiscale estimées : Entre 80 et 120 milliards d’euros par an (Source : syndicat Solidaires Finances publiques et plusieurs rapports parlementaires )
- Fraudes aux cotisation détectées : 839 millions d’euros (Projet de loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale de l’année 2023, France travail, Haut Conseil du Financement de la protection sociale)
Fraudes aux cotisation estimées : 6,91 milliards (source Haut Conseil du Financement de la protection sociale) - Fraudes aux prestations sociales estimées (dont professionnels de santé) : 3,87+0,40+0,11+1,71+0,34=6,09 (source Haut Conseil du Financement de la protection sociale)
- Fraudes aux prestations sociales détectées : 297+170+7+27+182+8+374+7+102+109=1,283milliards dont professionnels de santé= 297+170+7= 474millions. (Projet de loi d’approbation des comptes de la sécurité sociale de l’année 2023, France travail, Haut Conseil du Financement de la protection sociale)
Quand on veut, on peut : du laxisme contre la fraude fiscale ?
La France a en effet de longue date été très laxiste face à la fraude sur les impôts, taxes et droits, au point de ne même pas évaluer précisément le problème, comme le déplore ce même rapport de la Cour des comptes. D’où cette fourchette assez large de 80 et 120 milliards.
La lutte et les contrôles dignes de ce nom ne semblent avoir commencé sérieusement que depuis à peine une demie décennie. Ce n’est ainsi que depuis 2022, par exemple, que Bercy utilise des outils de détection automatique des piscines non déclarées à partir de photos satellites. A ces avancées techniques s’ajoute un plan d’embauche de 1500 agents dédiés à la lutte contre ces fraudes (+15% des effectifs) lancé en 2023.
Le tout avec succès : les fraudes détectées en 2024 s’élèvent à 16,7 milliards d’euros, contre seulement 8,2 milliards d’euros en 2020. Les montants recouvrés en 2024 par la Direction générale des Finances publiques grâce aux contrôles fiscaux ont atteint 11,4 milliards d’euros, un record. C’est bien la preuve que la volonté politique permet de beaux succès dans cette lutte.
Et encore, estime toujours la Cour des Comptes, ce plan est perfectible et les avancées réalisées ne l’ont été que “par à-coups” ces dernières années. On peut donc encore mieux faire pour arriver à une détection plus systématique des fraudes.
Un grand zèle contre les fraudes sociales
L’attention et les moyens pour surveiller les assurés sociaux se sont à l’inverse sans cesse renforcés ces dernières décennies, à tel point que certains y voient des manoeuvres de “diversion politique”.
En 2021, la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF) se félicitait ainsi de désormais contrôler chaque année un allocataire sur deux. Tant pis si elle use pour ce faire de méthodes jugées discriminatoires selon la Quadrature du net, ce qui a valu à la France une plainte déposée par Amnesty International ? Et tant pis si ces contrôles toujours plus nombreux ont peu d’efficacité ?
Alternatives économiques rappelait en effet en 2023 qu’à peine plus d’1% des 4 millions de contrôles humains et approfondis menés par les CAF ont abouti à des détections de fraudes avérées, pour un montant de 309 millions d’euros repérés. Cet été, la nouvelle campagne de contrôle de la CNAF a été si intrusive que plusieurs médias ont dû alerter les Français : “Attention, vérifiez bien votre boîte mail” et “ce n’est pas une arnaque”…
Pour 2026 et 2027, rappeler ce chiffre : la fraude fiscale est six à dix fois plus coûteuse pour la France que la fraude sociale
Dans le cadre du projet de loi adopté le 18 novembre dernier, le Sénat a accordé à France Travail le droit de contrôler les fichiers de compagnies aériennes, les relevés de communication et les données de connexion pour s’assurer que les bénéficiaires des indemnisations chômage ne résident pas à l’étranger. Tant mieux si cela peut permettre d’identifier de nouvelles fraudes, mais attention à ne pas stigmatiser les plus précaires. Car dans son analyse de la loi, l’Observatoire de la justice fiscale notait un déséquilibre : la plupart des 23 mesures votées sont orientées contre la fraude sociale et seules six concernaient la fraude fiscale. Le projet de loi pointe donc encore et toujours les bénéficiaires d’aides sociales.
Voilà qui pourrait encourager encore le zèle parfois déjà excessif voire illégal à leur encontre. Il y a quelques semaines, l’Humanité révélait que le conseil départemental de l’Allier a déboursé 50 000 euros pour embaucher une société privée afin qu’elle traque des fraudeurs au RSA. De même, de nombreux articles et reportages ont montré que des détectives privés espionnent, parfois à tort et parfois illégalement, des salariés pour traquer d’éventuelles fraudes aux arrêts maladies. Une mesure qui coûte des milliers d’euros à des entreprises et à des collectivités et qui ne s’avère pas toujours efficace.
Quand on pense aux fraudeurs, notre imaginaire influencé par des décennies de discours biaisés convoque l’allocataire qui truque sa déclaration Pôle emploi ou le bénéficiaire du RSA qui maquille ses revenus. On devrait pourtant d’abord penser aux entreprises et aux riches contribuables qui “optimisent” illégalement leur fiscalité, aux entrepreneurs et travailleurs indépendants qui dissimulent du travail ou des revenus ou aux professionnels de santé qui s’enrichissent sur le dos de la Sécu.
A chaque fois qu’un chômeur ou un bénéficiaire du RSA est suspecté de triche, rappelons les faits : la fraude fiscale est six à dix fois plus coûteuse pour la France que la fraude sociale.