“Ce n’est pas le droit, mais l’occupation et la résistance physique qui ont eu raison du projet d’aéroport à Notre Dame des Landes”

Publication :
Mis à jour :
yacht article sebastien mabile vignette white lotus photo Northrop & Johnson
©Crédit Photographie : Photo du yacht SpaceCat dans la saison 3 de White Lotus
Sommaire
Dépliez le sommaire de l’article
Getting your Trinity Audio player ready...

Sébastien Mabile est docteur en droit et avocat au barreau de Paris. Il est l’auteur de Justice climatique, pour une nouvelle lutte des classes, et notamment l’avocat d’une coalition d’associations et de collectivités attaquant TotalEnergies pour son inaction climatique.

On l’a vu avec le projet d’autoroute A69, les rapports scientifiques ou les sondages avec une population majoritairement contre ne suffisent pas à se faire entendre. Les tribunaux sont-ils le dernier recours pour se faire justice ?

Le droit n’est qu’un outil. Bien utilisé, par de bons avocats, comme c’est le cas dans le dossier de l’A69, il peut avoir un effet décisif : seul un tribunal peut imposer à l’Etat de stopper un tel chantier. Mais les recours prennent du temps et arrivent souvent trop tard. 

N’oublions pas que ce n’est pas le droit, mais l’occupation et la résistance physique qui ont eu raison du projet d’aéroport à Notre Dame des Landes. Je crois beaucoup en l’alliance des désobéissants et des juristes : les zadistes sont parfois les derniers gardiens de la légalité lorsqu’ils arrivent à faire échec à la stratégie du fait accompli. La ZAD, quand elle résiste, permet d’éviter la construction d’ouvrages illégaux, comme le barrage de Sivens. Le contournement autoroutier de Strasbourg, également déclaré illégal par le juge, est lui en service : les travaux n’ont pu être stoppés faute de ZAD et le juge s’est prononcé une fois que l’ouvrage était quasi terminé.

Le droit actuel permet de perpétuer un système insoutenable. Dans votre livre, vous prenez l’exemple du yachting et de son régime fiscal pour le démontrer…

Vous avez raison, le droit de l’environnement fixe la limite à ne pas dépasser en deçà de laquelle il existe donc un droit à polluer. C’est le cas de la « grande plaisance », autrement dit les super yachts qui, malgré une empreinte carbone catastrophique et des impacts négatifs sur la biodiversité marine, reste très peu régulée, voire même encouragée.

Peu de gens le savent, mais les propriétaires de yachts bénéficient d’une niche fiscale qui leur permet de tout défiscaliser, du fioul jusqu’à la nourriture servie aux croisiéristes, sous réserve de réaliser une seule escale dans un pays étranger. Quel motif d’intérêt général justifie que les plus riches ne soient pas assujettis à la TVA lorsqu’ils polluent ?

Concernant les super yachts, les jets privés, le tourisme spatial, etc. et leur empreinte carbone extravagante : faut-il tout simplement les interdire ?

L’interdiction des biens et services à l’intensité carbone extravagante devrait en effet se poser : si l’on raisonne en budget carbone restant comme je le fais dans mon livre, les utilisateurs de jets et de super yachts s’en approprient une proportion démesurée. Ils nous portent directement préjudice dès lors que nous savons que chaque tonne de gaz à effet de serre aggrave la fréquence et l’intensité des évènements climatiques extrêmes, et ce d’autant que les premières victimes sont souvent les plus pauvres, ceux qui émettent le moins. C’est cela l’injustice climatique.

Avant une interdiction pure et simple, commençons déjà par supprimer les subventions dont bénéficient ces loisirs de riches ultra carbonés : la Région Sud verse chaque année à l’aéroport d’Avignon, réservé aux seuls jets privés, plus d’un million d’euros. Cette somme serait certainement plus utile à renforcer les transports collectifs.

Que répondez-vous aux personnes qui vous diraient que vous êtes jaloux de ces personnes très fortunées ?

Je leur réponds d’abord que je fais partie de cette catégorie des plus fortunés. Mon livre résulte d’ailleurs d’une démarche empirique : j’ai compris combien baisser ses émissions était coûteux – isoler correctement son logement, remplacer sa chaudière au gaz par des pompes à chaleur, prendre le train plutôt que l’avion, etc. – si bien que seuls les plus riches peuvent aujourd’hui opérer la transition que nous appelons de nos vœux. Nous – les plus riches – avons donc une responsabilité particulière, à la mesure de l’impact que nous avons sur le climat, et sur les plus pauvres. Je cite dans mon livre le philosophe allemand Dieter Birnbacher selon lequel « l’étendue de la responsabilité de l’homme se mesure à l’aune de sa capacité à éviter les risques que son activité fait courir aux autres ».

En droit, cela se traduit par le principe des « responsabilités communes mais différenciées », pierre angulaire de la politique climatique mondiale : les Etats les plus pollueurs doivent consentir les efforts les plus importants, d’une part parce qu’ils ont émis davantage que les autres, et d’autre part, parce qu’ils sont en capacité de réduire leurs émissions. C’est la même chose s’agissant des entreprises : les ONG demandent des comptes à Shell ou à TotalEnergies, pas à la petite PME. En revanche, personne ne songe à décliner ce principe à l’échelle individuelle. Pour quelles raisons ?

Vous consacrez un chapitre entier à la question « faut-il manger les riches ». Ce slogan utilisé partout dans le monde est-il utile selon vous ? Ne parle-t-il pas qu’à une partie de la population déjà convaincue par la justice sociale ? Le risque de réactance pour une autre partie de la population est réel..

Je dis finalement qu’il faut « empêcher les riches », c’est-à-dire brider leur consommation à un certain niveau pour ne pas aggraver la catastrophe climatique, tout en cessant de stigmatiser la majorité de la population : plus de la moitié des français émet moins de 6 tonnes de gaz à effet de serre par an, soit l’objectif que nous devons collectivement atteindre en 2030. Les 10% les plus riches sont eux responsables de la moitié des émissions mondiales et émettent en moyenne près de 30 tonnes par an de gaz à effet de serre.  

N’oublions pas que 3 milliards d’humains vivent en situation d’extrême pauvreté. Pour qu’ils puissent assurer leurs besoins essentiels (alimentation, éductaion, santé, logement), ils doivent augmenter leurs émissions. C’est ce que le philosophe Henry Shue nomme les « émissions de subsistance ». Or, il est impensable que des populations entières doivent renoncer à leurs besoins vitaux pour que des privilégiés puissent satisfaire leurs loisirs ultra carbonés, les fameuses « émissions de luxe ». Pour que les plus pauvres puissent vivre en dignité, les plus riches doivent renoncer à leurs émissions de luxe. Sans cela, l’équation ne fonctionne pas. Comme ils ne le feront pas par eux-mêmes, il faut en passer par la loi et réguler leur consommation. Justice climatique et justice sociale sont donc intimement liées.

Revenons à la politique française. Emmanuel Macron avait promis que plus aucun projet d’infrastructures qui augmenterait les émissions de CO2 ne serait financé par de l’argent public. Hors c’est le cas pour des dizaines de projets, dont l’autoroute A69, des projets d’agrandissements d’aéroports, etc. Existe-t-il un levier juridique sur les déclarations ou promesses des politiques pour les rendre responsables ? 

Emmanuel Macron a fait tant de promesses non tenues que s’il existait un levier juridique pour les rendre opposables, il n’y aurait plus de pesticides épandus dans les champs, plus de sans-abris qui dormiraient à la rue, davantage de trains et moins de camions, d’autoroutes ou d’extensions d’aéroports…. Personnellement, cela fait déjà bien longtemps que je n’écoute plus Emmanuel Macron.

Malgré son impact écologique indéniable et sans baisse notable, le secteur aérien est très largement subventionné. Comment faire en tant que citoyen pour que nos impôts ne participent pas à sacrifier notre avenir ?

L’aérien est le secteur dont les émissions croissent le plus, sans qu’il existe à l’échelle de solution de décarbonation à moyen ou même à long terme. Là encore, il bénéficie à une minorité. 80% des humains ne prennent jamais l’avion au cours de leur vie et 20% des français. 

Or, beaucoup de personnes pensent que le train est largement subventionné alors que le transport aérien ne le serait pas. C’est tout l’inverse. Le prix d’un billet de TGV est intégralement supporté par le passager alors que les lignes aériennes régionales concurrentes sont très largement subventionnées. Je cite dans mon livre l’exemple de la ligne Quimper-Orly pour laquelle, selon la chambre régionale des comptes, les subventions publiques ont atteint 648 euros par passager en 2021 ! 

Depuis la sortie du livre, on a vu comment François Bayrou a fait pression pour maintenir, malgré les déficits, la ligne Pau-Orly. Dans le même sens, Laurent Wauquiez vient de faire adopter une subvention de la région AURA pour maintenir la liaison aérienne Le Puy-en-Velay-Orly. Un premier geste de citoyens conscients serait donc de ne plus voter pour des politiques qui dilapident l’argent public afin de maintenir des lignes aériennes qui ne profitent qu’à eux-mêmes alors que les transports collectifs continuent de se dégrader….

Vous appelez à créer un rapport de force entre les victimes du changement climatique et les responsables nommément identifiés, ceux qui à travers leurs décisions, investissements ou comportements, réduisent les potentialités de la majorité à s’adapter à la violence décuplée du climat. Comment créer ce rapport de force ?

Au 19e siècle, la classe ouvrière s’est structurée à travers des syndicats et des partis politiques pour créer ce rapport de force avec la bourgeoisie afin d’imposer une meilleure répartition des richesses. C’est par la lutte et l’affrontement qu’on été institués l’école publique, le repos hebdomadaire, la sécurité sociale et les congés payés. Alors que le niveau d’inégalités dans le monde atteint des niveaux similaires à ceux de la fin du 19e siècle, j’en appelle à une nouvelle lutte de classes pour une répartition équitable du budget carbone restant, laquelle passe nécessairement par une réduction des inégalités économiques. 

La difficulté principale tient au fait qu’il s’agit davantage d’une lutte conservatrice qu’émancipatrice : nous n’allons pas conquérir de nouveaux droits et acquérir de nouvelles libertés, mais plus modestement nous voulons éviter de perdre ceux que nous exerçons collectivement. Si nous ne faisons rien, c’est le risque « de l’austérité radicale » qui nous guette, pour reprendre les termes des juges de la cour suprême allemande dans leur décision du 24 mars 2021 sur laquelle j’appuie une partie de ma démonstration. Forcément, cette lutte est moins mobilisatrice que les « lendemains qui chantent » ou les « jours heureux » auxquels aspirait jadis la classe ouvrière.

Vous avez expliqué qu’on ne peut pas appeler le groupe TotalEnergies « criminel ». Comment une entreprise pareille, avec le nombre d’affaires et de preuves, ses mensonges sur sa responsabilité historique, ses émissions etc. ne peut-elle pas être considérée comme criminelle ?

Je suis dans la dernière phase du procès contre TotalEnergies dans lequel, avec mon confrère François de Cambiaire, nous représentons quatre associations (Notre Affaire à Tous, Sherpa, France Nature Environnement, Zéa) et la Ville de Paris.

Nous demandons au tribunal d’enjoindre la compagnie à aligner sa stratégie sur l’objectif de l’Accord de Paris afin de prévenir les risques extrêmement graves qui résultent de ses émissions démentielles. Nous demandons également qu’elle renonce à sa stratégie d’expansion dans les énergies fossiles qui est en totale contradiction avec les recommandations du GIEC, des experts des Nations-Unies et de l’Agence Internationale de l’Energie. En raison du procès en cours, je préfère ne pas m’exprimer davantage sur cette entreprise.

Vous insistez beaucoup sur la nécessité d’une obligation éthique et morale. Miser là-dessus, n’est-ce pas l’assurance que rien ne change ? Il suffit de regarder les réactions avec les dizaines de milliers de morts annuelles du changement climatique ou les massacres en Palestine avec des preuves vidéos quotidiennes..

Nous oublions trop souvent que nous avons collectivement et individuellement des obligations éthiques et morales : vis-à-vis des autres êtres vivants, y compris nos semblables, mais aussi vis-à-vis des enfants et des générations futures. L’exercice de notre liberté individuelle ne peut faire fi de toute responsabilité. Dans le livre, je développe les fondements philosophiques et juridiques de cette obligation. Cependant, et vous avez raison de le rappeler, miser sur une prise de conscience individuelle ne suffira pas. C’est la raison pour laquelle j’appelle à mobiliser la loi pour contraindre les plus riches à redescendre sur terre. Les outils ne manquent pas : interdiction, fiscalité, quota carbone, etc.

Si vous aviez un conseil pour les lecteurs et lectrices de Bon Pote, ce serait lequel ?

Ne jamais oublier que la question climatique n’est que le prolongement d’un long processus de domination des plus forts sur la nature et sur les plus faibles. La lutte en faveur du climat est donc politique et sociale.

POUR ALLER PLUS LOIN

Envie de creuser le sujet ? Cet article pourrait vous intéresser !

Nouveau commentaire

Your email address will not be published. Required fields are marked *

Sommaire
Auteur
Thomas Wagner
Prendra sa retraite quand le réchauffement climatique sera de l’histoire ancienne

Article 100% financé par ses lecteurs​

Bon Pote est 100% gratuit et sans pub. Nous soutenir, c’est aider à garder cet espace d’information libre pour tous.

Nouveau commentaire

Your email address will not be published. Required fields are marked *

PARCOURS THÉMATIQUE

soutenez-nous pour de l’information à la hauteur des enjeux climatiques

Bonpote est un média 100% indépendant, en accès libre et repose entièrement sur le soutien de ses lecteurs.

À lire également