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RSE, B-Corp, CSRD, permaentreprise, entreprise régénérative, entreprise à mission… Le monde des affaires regorge d’initiatives pour justifier la place et le rôle des entreprises dans la lutte contre le dépassement des limites planétaires.
Ces initiatives ont toutes en commun de vouloir concilier la quête de profit des entreprises avec la “performance environnementale” de celles-ci. C’est-à-dire allier activités marchandes à but lucratif et réduction de l’empreinte écologique de ces mêmes activités.
Cependant, la réduction drastique et urgente de l’empreinte écologique de nos activités productives à l’échelle de la société qu’implique le dépassement des limites planétaires n’est pas compatible avec le principe de lucrativité des entreprises, et demande une démarchandisation importante de la production.
Sommaire
ToggleL’imaginaire de l’entreprise lucrative écologiquement vertueuse
Une entreprise lucrative est une entité juridique autonome dont le but est d’assurer une prestation ou une production destinée à être vendue sur un marché. Pour assurer sa pérennité économique, une entreprise lucrative se doit de générer des profits.
C’est là sa raison d’être : générer des profits. C’est aussi en conséquence à ce manquement, en état de cessation des paiements, que l’entreprise lucrative est en défaillance et se voit mise en liquidation judiciaire.
La crise environnementale : une opportunité business
Si la question de la soutenabilité sociale des entreprises n’est pas neuve dans la recherche en sciences de gestion, la soutenabilité environnementale est une préoccupation plus récente qui remonte aux années 1990 et fait suite à une série de désastres environnementaux.
Le courant de pensée dominant dit « managérial » voit dans la crise environnementale une opportunité business. Les entreprises doivent se positionner comme solution pour résoudre la crise environnementale et développer des stratégies alliant à la fois gains économiques et gains environnementaux.
C’est ainsi que sont plébiscitées les stratégies d’efficacité énergétique qui permettent de réduire en même temps les coûts et la quantité d’énergie utilisée, le recyclage qui voit dans les déchets une matière première abondante et gratuite, ou bien le positionnement de produits et services premium « verts » au prix plus élevé.
Cette logique épouse l’idée qu’il est possible de développer des stratégies gagnants-gagnants pour l’environnement et le business : le coût d’une mesure environnementale est compensé par un gain économique. Cette vision a donné lieu au principe de triple bilan intégrant à la fois les aspects sociaux, environnementaux et économiques sous l’appellation de capital et que l’on peut substituer l’un à l’autre.
Ainsi, une perte environnementale peut être compensée dans le bilan de l’entreprise par un gain économique. Ce principe est au cœur des modèles économiques dits « soutenables » et « circulaires » dont regorgent les articles qui abordent les enjeux écologiques dans les revues académiques en sciences de gestion, et les présentations Powerpoint des consultants qui accompagnent les entreprises sur la voie de la soutenabilité environnementale. Le profit des entreprises est vu ainsi comme une vertu au service de la performance environnementale de celles-ci.
Non-substituabilité des capitaux, irréversibilité et non-linéarité des impacts environnementaux
Cependant, cette approche est très limitée.
D’une part, parce que la soutenabilité environnementale mise en avant se concentre sur le principe d’efficacité, qui vise à améliorer les pratiques de production sans définir de limite au volume de production. Par conséquent, on assiste systématiquement à des effets rebond. Le gain d’efficacité obtenu est dès lors compensé, voire dépassé par l’augmentation du volume de production permise par l’amélioration des pratiques.
D’autre part, parce que les capitaux sociaux, économiques et environnementaux ne peuvent pas être substitués dans le monde réel : une technologie ne peut pas remplacer l’ensemble des services et bénéfices apportés par le vivant.
Par exemple, si je rase une forêt et que je substitue sa capacité d’absorption des gaz à effet de serre par des machines aspirant le carbone dans l’atmosphère, je perds tous les autres bénéfices de la forêt : abri de vie pour les non-humains, refroidissement de la température, actions sur les courants atmosphériques, etc. Les capitaux sociaux, environnementaux et économiques sont donc complémentaires et non substituables.
De plus, la perte de capital environnemental, lorsque l’on construit une route sur des terres arables par exemple, est à la fois irréversible et non-linéaire. En effet, une fois détruites, les terres arables ne peuvent plus être restaurées. La destruction d’écosystèmes naturels n’est pas remplaçable. Elle vient d’autant plus accélérer des phénomènes comme le changement climatique de manière exponentielle avec des conséquences dramatiques lors d’événements extrêmes comme les inondations ou les ouragans.
De la soutenabilité forte aux modèles économiques de sobriété
Le principe de soutenabilité forte qui adopte le modèle du triple bilan mais affirme la non-substituabilité des capitaux sociaux, économiques et environnementaux est mis en avant pour réhabiliter l’entreprise en tant qu’acteur fondamental de la transition écologique. L’entreprise cherche toujours à réaliser des profits, mais comme un moyen pour réaliser des objectifs sociaux et / ou environnementaux et non plus comme un objectif en soi.
Dans la même veine, certains chercheurs s’intéressent aux modèles économiques de sobriété. Ici, on admet bien volontiers que la seule efficacité des pratiques de production n’est pas suffisante et on tente de trouver comment rendre profitable des pratiques de sobriété sur un marché compétitif mondialisé.
Là encore, le profit n’est plus un objectif en soi mais un moyen essentiel à la pérennité de l’entreprise. Cependant, on peine à trouver ce genre de modèle économique dans le monde réel, et les chercheurs s’interrogent péniblement sur la faisabilité d’une telle contorsion. Parce qu’il faut bien comprendre que c’est à cet endroit même que se trouve le nœud du problème : sobriété sociétale et lucrativité des entreprises ne sont tout simplement pas compatibles.
La racine du problème : la lucrativité des entreprises
Les entreprises lucratives n’adressent que des besoins solvables
C’est ce que le courant « critique » en sciences de gestion dénonce de longue date sans être entendu : la nature lucrative des entreprises et la quête de profit qu’elle induit perpétue une croissance économique sans fin basée sur la consommation tout en favorisant l’accroissement des inégalités entre les pays et au sein de la population d’un même pays.
En effet, le besoin de lucrativité invite les entreprises à se concentrer sur des activités en face desquelles se trouve une demande solvable. C’est-à-dire, des clients capables de payer un prix suffisant pour permettre à l’entreprise de dégager une marge par rapport à ses coûts, et donc un profit.
Parfois, cette « demande solvable » peut prendre une forme spéculative comme dans le cas des start-up. Ces entreprises ne cherchent pas à répondre à une demande solvable à l’instant T mais de manière différée grâce au développement d’une technologie ou de processus « disruptifs ».
De telles entités sont plus des véhicules financiers pour des investisseurs cherchant à spéculer, c’est-à-dire à faire du profit grâce à un capital financier investi, que des entreprises ancrées dans l’économie réelle. Les start-up promettent ainsi de l’hyper-croissance et des niveaux de rentabilité financière très élevés pour compenser le risque de perte important pris par leurs investisseurs.
Au-delà des start-up, les grandes entreprises fabriquent des besoins solvables et créent des marchés pour atteindre leurs objectifs de croissance et de profit. Mais les Petites et Moyennes Entreprises (PME) ne sont pas en reste. Si leur quête de profit est bien plus souvent motivée par un besoin de survie que par un désir expansionniste, elles participent à leur échelle au cercle vicieux de la croissance économique et de la marchandisation des besoins par leur nature lucrative.
Et qu’en est-il des besoins non ou peu solvables ? Ils ne sont tout simplement pas adressés par les entreprises lucratives. Ce fut pendant une période l’apanage des services publics, avant que la doctrine néolibérale n’impose la culture de la rentabilité. C’est aujourd’hui ce à quoi s’efforcent péniblement de répondre les acteurs de l’Économie Sociale et Solidaire (ESS) et de l’action sociale en général en occupant l’espace social délaissé par les services publics et les entreprises.
Ce point est central pour le sujet qui nous occupe ici. Les pratiques de sobriété nécessaires à mettre en place à l’échelle de la société ne peuvent pas se cantonner à la recherche d’une demande solvable sans devenir le luxe de quelques privilégiés. Parce que oui, il existe des entreprises positionnées sur des niches de marché qui réussissent à allier sobriété des pratiques de production et profitabilité.
Mais celles-ci servent avant tout une minorité de privilégiés ayant les moyens de payer et dont le niveau de revenus et le mode de vie associé est tout sauf sobre. En dézoomant le regard depuis l’entreprise à ses clients – et à leur empreinte écologique – on réalise que l’impact environnemental reste délétère pour la société. La sobriété doit être pensée à l’échelle de la société et non des entreprises. Sans quoi, on ne fait que déplacer le problème sans le résoudre.
La lucrativité provoque l’expansion de l’espace social marchand
Par ailleurs, la lucrativité des entreprises est aussi problématique parce qu’elle participe à la marchandisation de la société dans son ensemble et à la prolifération d’activités socialement inutiles et délétères dans le seul but d’obtenir de l’argent pour répondre à ses besoins.
Si je dois payer ma visite chez le médecin quand je suis malade, il faut que je possède de l’argent pour effectuer la transaction. Or, comme l’argent est principalement obtenu en échange d’un travail marchand, cela veut dire que je dois moi-même participer à une activité marchande pour répondre à mon besoin. Et peu importe l’utilité ou l’impact de mon activité puisque son rôle premier est de me fournir les revenus et donc l’argent nécessaire pour répondre à mes besoins.
Cette situation est complètement incompatible avec la logique de sobriété qui demande une réduction des activités de production et de consommation et non pas une prolifération de celles-ci. C’est pour cette raison que même des modèles économiques basés sur l’économie de la fonctionnalité mis en avant par des agences environnementales comme l’ADEME ne sont pas une réponse adaptée à la situation.
En remplaçant la logique de vente volumique par une logique d’usage dans le principe commercial, on rend certainement le modèle plus vertueux écologiquement. Cependant, sans interroger la poursuite de lucrativité et la marchandisation des pratiques qu’elle produit, on continue de maintenir la population dans un état de dépendance à l’entreprise et à la transaction marchande pour répondre à ses besoins.
Pour reprendre un exemple souvent mis en avant par les tenants de ces « nouveaux modèles économiques », le passage de la vente d’une machine à laver en tant que produit à la location à l’usage de celle-ci, réduit certes le caractère productiviste du modèle économique, mais il maintient le client dans un état de consommateur dépendant à l’entreprise pour son utilisation et sa réparation. Le client doit toujours payer l’entreprise pour l’usage qu’il fait de la machine à laver et son entretien. Il a donc toujours besoin de « gagner sa vie » pour répondre à ses besoins. À l’échelle de la société, on ne réduit donc pas la taille de l’économie.
À l’inverse de ces positions que l’on peut caractériser de « capitalistes », les courants de pensée des organisations alternatives, et en particulier ceux de la décroissance, proposent de sortir de l’engrenage en faisant du profit ni un objectif, ni un moyen, mais un non-sujet.
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Sortir de l’engrenage : fin de la lucrativité et démarchandisation de la production
Un cadre réglementaire très en deçà des enjeux écologiques
L’urgence posée par le dépassement des limites planétaires est celle de la réduction de nos activités de production et de consommation tout en permettant à la population de répondre dignement à ses besoins authentiques – en opposition aux besoins artificiels créés par le consumérisme.
Les politiques publiques actuelles à destination des entreprises ne prennent pas le sujet au sérieux : elles se contentent d’inciter les entreprises à mesurer et reporter leurs activités et impacts dans le cadre de la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE) et plus récemment de la CSRD sans les contraindre.
L’exemple des sociétés à mission est symptomatique de cette défaillance des pouvoirs publics. L’entreprise est incitée à inscrire dans ses statuts la mission qu’elle cherche à remplir sans qu’une quelconque autorité ne puisse contrôler l’utilité sociale ou la compatibilité de cette mission avec l’urgence écologique. Une seule exception – au demeurant largement insuffisante – concerne l’agrément ESUS (2014) qui contraint l’entreprise titulaire à limiter les écarts de salaires et le versement des dividendes aux actionnaires.
Les freins aux modèles économiques de sobriété
La transformation du modèle économique des entreprises vers des modèles de sobriété semble compromise dans l’état actuel du système économique et politique.
La recherche en sciences de gestion a identifié plusieurs freins difficilement dépassables dès lors que l’entreprise continue sa quête de profit en cherchant la sobriété : les normes, lois et régulations en vigueur, la concurrence, l’attitude des consommateurs, le rapport de force défavorable avec des acteurs économiques dominants, l’intérêt des investisseurs, le greenwashing ambiant, etc.
De plus, nous avons vu en quoi le déploiement de tels modèles économiques ne résout pas le problème parce qu’il continue de participer à la marchandisation de la production et à la prolifération des activités. La voie que je propose est toute autre : réduire la taille du secteur marchand et mettre fin à la lucrativité des entreprises.
Organiser la fermeture des entreprises aux activités indésirables et démarchandiser les besoins fondamentaux
Pour réduire la taille du secteur marchand, une première action consiste à fermer les entreprises dont les activités sont jugées indésirables au regard de l’urgence écologique.
Une telle action a plusieurs implications : comment décider légitimement des activités qui sont indésirables ? Comment prendre soin des personnes dont les entreprises sont fermées ? Que faire des infrastructures abandonnées ? L’expérience de la Convention Citoyenne pour le Climat a démontré que les citoyens tirés au sort, informés par les scientifiques et travaillant ensemble dans un processus de délibération peuvent produire un travail d’une ambition inégalée pour faire face aux enjeux climatiques.
C’est ce modèle qu’il s’agit maintenant de reproduire sur les territoires à différentes échelles pour décider démocratiquement de quoi nous avons vraiment besoin. Les fermetures d’entreprise telles qu’elles s’opèrent aujourd’hui sont le vecteur de l’exclusion sociale, de la précarité, des inégalités et de la pauvreté. Mais ce n’est pas une fatalité. Il n’y a pas de lois naturelles en économie. Seulement des normes sociales décidées selon un agenda politique. Des propositions comme le salaire à vie, le revenu de base inconditionnel, ou le revenu de transition écologique sont des possibles dont nous pouvons nous emparer pour décorréler la capacité des citoyens à assurer leur subsistance et la réponse à leurs besoins fondamentaux en dehors d’un travail marchand.
Est-ce la fin du travail ? Non. Le travail marchand ainsi arrêté est déplacé vers un travail non marchand de reproduction (gestion du foyer, des enfants, des aînés, autonomie alimentaire, etc.) et de démocratie. Si l’on souhaite s’informer, délibérer et décider collectivement pour choisir notre destinée, il nous faut du temps : troquer les bullshit jobs contre un travail socialement utile et plein de sens. Pour ce qui est des infrastructures abandonnées, il s’agira de se les réapproprier pour les rediriger vers des activités désirables si possible ou bien de les démanteler.
Un exemple de démarchandisation des activités de production répondant à un besoin fondamental nous est offert par la Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA). Sur le principe de la sécurité sociale de la santé telle qu’elle fut conçue au sortir de la seconde guerre mondiale, elle propose de socialiser l’accès à une alimentation de qualité sur la base de trois piliers : universalité du processus, conventionnement organisé démocratiquement et financement basé sur la cotisation sociale. Ainsi, chaque citoyen se verrait attribuer 150€ par mois pour accéder à des produits alimentaires conventionnés grâce à une carte vitale « alimentaire ».
Les organisations alternatives comme modèle pour en finir avec la lucrativité des activités désirables
Le fonctionnement des organisations alternatives centrées sur la non-lucrativité et l’intérêt général est aussi un modèle appelé à s’étendre pour organiser les activités marchandes désirables.
Toujours autour du besoin de s’alimenter, prenons l’exemple des Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP). Ces organisations visent à regrouper un agriculteur engagé dans des pratiques d’agriculture durable et les bénéficiaires de sa production au sein d’une association. Les bénéficiaires s’engagent sur un an à acheter la production de l’agriculteur sous forme de panier hebdomadaire à un prix déterminé conjointement et à absorber les risques de mauvais rendements pour que l’agriculteur ne soit pas le seul pénalisé.
La gouvernance est collégiale et le prix du panier défini conjointement par l’agriculteur et les bénéficiaires pour qu’il assure un revenu digne au premier et un prix accessible aux seconds.
Penser les activités productives en dehors du marché et de la lucrativité nous invite à revoir l’ensemble de notre système socio-économique à commencer par le travail et le financement des dépenses publiques. Les propositions sont sur la table. Il s’agit maintenant de les prendre au sérieux.
Vers une économie (vraiment) respectueuse des limites planétaires et des besoins authentiques de la population
La lucrativité des entreprises est un frein au déploiement d’une économie basée sur la sobriété écologique, condition indispensable au maintien de l’habitabilité de la planète et à une vie digne pour les générations présentes et futures.
Le mythe de l’entreprise à la fois lucrative et vertueuse écologiquement a fait long feu. Il s’agit désormais de s’atteler non plus à poursuivre deux objectifs que tout oppose et qui in fine favorisent le statu quo, mais bien de sortir des cadres capitalistes de la lucrativité pour démarchandiser et socialiser nos rapports de production et de consommation dans la poursuite du bien-être de la population et la réduction des inégalités.
One Response
Qu’appelez-vous lucrativité ? Le fait de faire un bénéfice en fin d’année, ou le fait de distribuer ce bénéfice aux actionnaires ?
Pour ma part, je pense que le problème ne vient pas du bénéfice en lui-même, dont l’entreprise à besoin pour assurer son fonds de roulement et faire des investissements (même la nature est capable de faire des réserves), mais bien de la spoliation que représente la distribution de ces bénéfices.
Si, comme dans les coopératives ou les associations, les bénéfices ne sont pas distribués, mais restent dans l’organisation, comme moyen de son projet, cela les rends beaucoup plus vertueux.
constat bien réalisé, propositions peu existantes; Cela impliquerait de changer radicalement de vie sociale pour tout le” Monde”,alors que l’argent mène le monde présent, vue de l’esprit car le profit est ancré dans l’humain depuis la nuit des temps par la jouissance de domination de son prochain. Merci de cette lecture réjouissante.