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Texte de Gaël Brulé, ingénieur environnement, docteur en sociologie et professeur de santé environnementale à la Haute école de santé de Genève. Il est l’auteur de Le coût environnemental du bonheur, téléchargeable gratuitement ici.
Le bonheur n’est souvent pas la première chose à laquelle nous pensons lorsque nous parlons de crise écologique. Intime, futile ou naïf, l’épicentre du bonheur semble bien loin du théâtre des opérations environnementales.
Pourtant, son importance comme valeur individuelle, l’importance qu’il revêt pour l’imaginaire collectif et les justifications des politiques publiques à l’aune de leurs effets sur le bonheur en font un acteur bien plus puissant que ne le laisse penser sa représentation en smiley. Il y a tout autant de raisons de se réjouir que de se questionner sur les conséquences de cet avènement, notamment du point de vue environnemental.
Le bonheur, véhicule idéal de changements de comportements pro-environnementaux ou cheval de Troie de la consommation? Les pays dits heureux arrivent-ils à être respectueux de l’environnement ou est-ce qu’au contraire leur empreinte environnementale est élevée? C’est ce que nous nous proposons de discuter dans cet article.
Heureux et pollueurs?
Chaque année, le 20 mars, est célébré “le pays le plus heureux”, auquel il serait désormais facile de donner une teinte scandinave, tant les classements mettent systématiquement en haut la Finlande, le Danemark ou la Norvège.
En s’appuyant sur les données issues du World Happiness Report, y sont décryptées les conditions d’une forme de bonheur, que nos propres travaux ont contribué à mettre en lumière. Pays prospères, Etats-providences généreux, inégalités de revenu contenues, systèmes éducatifs basés sur l’autonomie, la plupart de ces pays parviennent à trouver des équilibres, permis notamment par leur faible population : économie libérale et couverture sociale généreuse, individualisme et capital social élevé, égalité des genres.
Devons-nous donc suivre aveuglément l’étoile du nord pour nos choix de société, de vie et pour nos politiques publiques? Pas si sûr. Il semble y avoir un angle mort dans le bonheur scandinave qui n’a jusqu’alors que peu été mis en avant : l’environnement.
Souvent perçus comme des pays en avance sur les questions écologiques, force est de constater que l’empreinte de ces pays est importante, comme le révèle l’empreinte environnementale que ce soit mesuré par le biais de l’empreinte carbone ou l’empreinte écologique. Cette relation bonheur élevé-empreinte environnementale importante est-elle une singularité nord-européenne ou le reflet d’un lien plus profond entre bonheur et empreinte environnementale?
Bonheur vs planète?
Le bonheur donc. Sentiment agréable recherché par tout un chacun (même celui qui se pend nous dit Pascal, qui recherche une absence de souffrance).
Les différentes traditions philosophiques puis universitaires l’ont décliné en différentes versions : évaluation positive de sa vie («ma vie est proche de sa meilleure version »), satisfaction à l’égard de sa vie («je suis satisfait de la vie que je mène »), heureux dans sa vie (« je suis heureux de la vie que je mène ») et affects positifs (« je ressens fréquemment de la joie, je ris, j’apprends souvent des choses nouvelles »).
Ces différentes mesures sont incluses dans des enquêtes, ce qui permet de les comparer entre pays et de les suivre à travers le temps. Dans la continuité des études sur les indicateurs sociaux au niveau macro qui montrent l’influence des indices PIB comme celles de Dominique Méda, Florence Jany-Catrice et Jean Gadrey ou du Gini sur l’environnement, de nouvelles analyses au niveau pays réalisées par nos soins montrent que ces différentes acceptions du bonheur sont liées de manière fort différentes à des mesures comme l’empreinte carbone ou l’empreinte écologique (cf figure 1 ci-dessous).
Il y a deux messages principaux à tirer de cette figure. Le premier message est qu’il existe un lien positif entre bonheur et empreinte environnementale, quelle que soit la mesure du bonheur choisie. Le lien mentionné pour les pays scandinaves n’est pas un particularisme mais s’inscrit dans une image plus large: les pays les plus heureux sont ceux qui polluent le plus.
Les liens existants avec la richesse montrent que cette dernière est à la fois liée aux niveaux de bonheur et à l’empreinte environnementale. Une interprétation économiste est que les pays les plus riches sont ceux qui répondent le mieux aux besoins des populations et que par ce biais elles impactent l’environnement. Nous pouvons penser aux systèmes de santé (médicaments, radiologie, anesthésie) qui demandent des ressources importantes pour permettre de guérir les individus.
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Sommes-nous donc condamnés à choisir entre bonheur et environnement ?
Sommes-nous donc condamnés à choisir entre bonheur et environnement ? Rien n’est moins sûr. Le deuxième message qui ressort de cette figure est que les mesures les plus affectives sont beaucoup moins liées à une dégradation de l’environnement que les mesures les plus cognitives. Cela n’a rien de surprenant.
En interrogeant les personnes sur le niveau de bonheur cognitif (évaluation de sa vie, satisfaction à l’égard de sa vie), elles vont évaluer leur vie de l’extérieur à l’aune de critères qu’elles n’ont pas choisis : niveau de vie, réussite sociale, salaire, prestige. Les mesures cognitives sont ainsi beaucoup plus colonisées par un imaginaire de la comparaison, de la domination, de l’expansion.
Si mon bonheur cognitif, hautement comparatif, passe par le fait de voyager loin, d’avoir un SUV ou un rythme de vie soutenu parce que c’est bien vu socialement ou envié, alors mon bonheur aura un impact environnemental. On ne s’étonnera pas de voir les pays riches émerger en haut de ces classements.
Un bonheur durable possible ?
À l’inverse, les faibles associations entre mesures affectives du bonheur et empreinte environnementale laissent entrevoir la possibilité d’un bonheur durable possible. C’est parce que ces mesures se situent moins dans le cadre comparatif et davantage dans la sphère expérientielle : passer du temps avec des proches, vivre le présent, ressentir des émotions positives. Contrairement au fait d’évaluer sa vie positivement, ce qui revient à compter les plus et les moins par rapport aux autres, être heureux se vit davantage avec les autres et peut se conjuguer au pluriel.
En reprenant l’exemple du voyage, nous voyons par exemple dans le tableau ci-dessous que le nombre de vols en avion, qui constitue encore un pilier de la bonne vie au sens consommatoire du terme est fortement associé au bonheur cognitif, les personnes heureuses dans ce sens étant celles qui volent le plus alors que le nombre de vols est très peu associé au bonheur affectif (mis à part le Danemark et l’Islande qui font partie des deux top 10).
C’est parce que, à part pour une minorité, l’avion constitue encore un pilier de la représentation du bonheur consommatoire, comme le montre par exemple Saskia Cousin. Ainsi, le voyage de mon voisin en Asie écrase mon voyage à 100 kilomètres de chez moi (cf Verhofstadt et al 2016). Pourtant, du point de vue expérientiel, rien n’indique qu’un voyage est meilleur que l’autre.
Cela s’applique à de nombreux pans de la vie et c’est ce qui explique que d’un point de vue comparatif, des pays à moyen ou bas revenus se disent modérément satisfaits mais que d’un point de vue expérientiel, ils puissent s’en sortir très bien.
Revoir le bonheur ?
Les pays dits les plus heureux sont ceux dont l’empreinte environnementale est la plus élevée. À la lecture de ce qui vient d’être dit, nous pouvons envisager deux solutions pour ré-imaginer un horizon de bonheur durable.
Soit l’on assiste à un changement de normes (avènement du microvoyage, du local et de la lenteur), soit l’on passe à un bonheur affectif qui est lié à l’être et non à l’avoir (être avec les autres, être avec soi, être dans le monde).
En effet, les classements dont raffolent les médias sont derrière une forme condensée, « punchy », tout sauf anodins. Actuellement, c’est le classement de gauche dans le tableau précédent qui est utilisé au niveau mondial et chaque 20 mars, la Scandinavie est célébrée, faisant fi de son impact environnemental.
Il serait possible, sans oublier cette mesure, de faire un autre classement, plus éco-compatible, comme celui à droite du tableau, qui mettrait en avant une autre forme de bonheur. Ce n’est pas un simple changement de classement mais un décalage dans le regard de ce qui compte.
Le bonheur n’est ni un choix individuel, ni un artefact superficiel qui inonde les réseaux sociaux, mais le résultat d’un imaginaire collectif qui constitue un puissant moteur pour les comportements collectifs et notre rapport au vivant. Il convient donc de s’interroger sur les messages implicites que nous passent ces classements et ces mesures.
10 Responses
Le bonheur cela a été démontré est relatif… pour beaucoup du moment qu’ils ont plus que le voisin, ils sont content d’eux même. Donc tout dépend de la référence qu’on se donne. Entre le sourire face à un beau coucher de soleil, et le contentement de celui qui a enfin sa rolex au poignet!
Personnellement quand je fais face à des difficultés comme en ce moment, je pense à ceux de Gaza et je me dis que je nage dans le bonheur !
Au-delà d’une critique détaillée du propos sur le bonheur et son impact sur l’environnement; j’affirme que celui-ci peut se trouver tout autant au bout de la planète qu’au fond du jardin à contempler de belles fleurs en bonne compagnie. Personnellement, je trouve logique et responsable de commencer à le chercher au fond du jardin.
Merci Thomas pour cet article détaillé !
Merci Thomas ! C’est un billet qui fait du bien
Bonjour,
L’université Harvard a conclu que le facteur clé du bonheur etait de cultiver des relations humaines chaleureuses, ca donne de l’espoir, on pourrait etre heureux sans cramer du carbone a tout va !
Question intéressante à se poser. Je pense que le sujet aurait pu être plus approfondi avec une analyse plus avancée de la société de consommation, notamment l’aspect sur les fantasmes et la création de nouveaux désirs/besoins. Il y aurait eu de quoi faire aussi en abordant des modes de vie alternatifs tels que le minimalisme.
Ces classements sur les pays les plus heureux ne signifient pas grand-chose et ne servent qu’à alimenter le poncif selon lequel les pays scandinaves représentent le haut du panier en matière de société. Or si on y regarde de plus près, on constate que:
-Le taux de suicides au Danemark est parmi les plus élevés au monde.
-Ces pays ne sont pas épargnés par la croissance du populisme de droite.
Donc bon, c’est juste un marronnier très anecdotique.
Personnellement, j’ai de la famille très proche aux Etats-Unis, et au Ghana. Alors, c’est certain que mon ‘bonheur’ familial” est très corrélé à la possibilité de voyager en avion. Par contre, je ne prends pas l’avion pour des déplacements en Europe. Evidemment, vu le budget requis, c ‘est au plus pour moi, un voyage intercontinental par an ou même tous les deux ans. Donc, chaque situation familiale génère ou non des ‘besoins’ de voyage. L’auteur ne semble pas du en tenir compte.
Comme toujours, quand on parle du bonheur, l’auteur se garde bien de dire de quoi et de qui il parle. On ne peut réduire une question philosophique à une analyse statistique d’une situation historique momentanée.
Bonjour
“Etre héroïque ou ne pas être” semble être la devise du moment et ça fait un bail que ça dure ! néolithique ?
Du coup nous rejetons la fadeur en cuisine, la banalité d’une rencontre, les nuances d’un compromis (!) l’ennui de ce qui n’advient pas … assez vite, la faiblesse d’une opinion qui n’est pas tranchée. La grandeur d’un pays semble être à ce prix.
Mais la grandeur coute cher … en énergie.