« Pêche durable » : comment le label MSC et la grande distribution ont détourné ce concept

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©Crédit Photographie : Lemondedusurgele.fr
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« Pêche durable ». Alors que ce concept devrait être simplissime — une pêche qui ne détruit ni la nature ni les humains — la réalité est bien plus sombre : la vaste majorité des logos vantant une « pêche durable » s’approvisionnent auprès des méthodes de pêche les plus destructrices.

Et pour cause, il n’existe aucune définition universelle et contraignante de ce qu’est une « pêche durable » et les décideurs politiques ont délégué depuis des années leur propre gestion aux acteurs de la pêche industrielle. Ces derniers se sont donc emparés du concept de « pêche durable » et l’ont vidé de toute substance pour qu’il reflète leurs pratiques désastreuses.

Les 11 règles d’or pour une pêche sociale et écologique

Pour renverser cet état de fait, une trentaine de chercheurs ont planché — pendant plus de deux ans et à l’initiative de l’association BLOOM — sur une redéfinition universelle de ce que devrait être la « pêche durable ». Le résultat a été publié en septembre 2023 dans l’une des revues du prestigieux journal scientifique Nature, sous la forme de 11 Règles d’or pour une pêche véritablement sociale et écologique. Parmi ces mesures, nous pouvons citer :

  • L’interdiction des méthodes de pêche destructrices ;
  • la limitation de la taille des bateaux de pêche ;
  • la protection des espèces et des habitats vulnérables ;
  • le bannissement de la pêche illégale ;
  • la suppression des subventions néfastes ;
  • la protection des droits et des moyens de subsistance des humains.

Alors que ces mesures semblent être, à première vue, de bon sens et assez évidentes, elles sont en réalité très loin de la réalité de terrain et de ce que les acteurs de la pêche industrielle et de la grande distribution entendent par « pêche durable ».

En effet, les labels de pêche « durable » inondent les rayons de nos supermarchés. Ils rassurent les consommateurs et alimentent une vision fantasmée de la « durabilité », évoquant l’image idéalisée d’un pêcheur artisan en ciré jaune, pêchant avec amour sur son petit navire au coucher du soleil.

Mais cette pêche « durable », présentée comme une solution universelle pour protéger l’océan et les populations qui en dépendent, est une imposture. Une fois de plus, une initiative censée être au service du climat et du vivant a été détournée par l’industrie et la grande distribution pour servir ses intérêts économiques.

L’omniprésent label MSC (pour « Marine Stewardship Council » ; qui pourrait se traduire par « conseil de bonne gestion de la mer »), qui affirme certifier près de 20% des captures mondiales et près d’un quart des captures françaises de poisson sauvage, est un parfait exemple de cette arnaque. Alors qu’il envahit notre quotidien, de McDonald’s à Carrefour, en passant par Ikea, il certifie comme « durables » des pratiques qui détruisent le climat et les écosystèmes marins et menacent la sécurité alimentaire et les droits humains, tout en communiquant sur le petit pêcheur en ciré jaune.

La pêche « durable » selon les industriels

Si vous pensiez acheter du poisson bien pêché en vous fiant au label MSC, vous faites donc malheureusement fausse route, car les pires méthodes de pêche au monde sont toutes certifiées par ce label :

En réalité, ce label-là n’interdit que la pêche au poison ou à l’explosif. Tout le reste est potentiellement certifiable, car selon le MSC, « tous les engins ont un effet sur les écosystèmes marins, mais s’ils sont bien gérés, pratiquement tous les engins peuvent être utilisés de manière responsable et durable ». Même les méga-chalutiers de plus 140 mètres de long ne posent absolument aucun problème au MSC, car « la taille d’un bateau de pêche ne suffit pas à déterminer s’il peut pêcher de manière durable ». Ainsi, les plus grands navires de pêche au monde sont certifiés « durables », comme l’Annelies Ilena (145 m), le Margiris (136 m), ou en France le Prins Bernhard (88 m) et le Scombrus (81 m).

Le Annelies Ilena (propriété de la multinationale néerlandaise Parlevliet & van der Plas) est le plus grand navire de pêche au monde, avec 145m de longueur. Ses captures de hareng en Mer du Nord sont certifiées MSC « pêche durable ». © BLOOM.

Un label qui « oublie » les droits humains

La définition de la « durabilité » du label MSC est d’autant plus surprenante lorsque l’on constate qu’elle ne tient pas compte des violations de droits humains, pourtant répandues dans l’industrie de la pêche et de la transformation des produits de la mer, en particulier du thon. Non seulement le MSC avait attendu vingt ans après sa création pour annoncer des mesures plus strictes en matière de droit des travailleurs et de travail forcé en 2018, mais il a finalement publiquement reconnu en août 2024 qu’il s’était désengagé de toute allégation relative aux droits humains et que ses normes étaient désormais uniquement axées sur la durabilité environnementale.

Cette déclaration n’est pas due au hasard : elle a suivi la publication d’une enquête accablante publiée en 2023 par le journaliste d’investigation américain Ian Urbina — prix Pulitzer en 2009 — qui a révélé que dix usines chinoises de transformation de filets de poisson et de calamar labellisées MSC étaient impliquées dans le travail forcé de Ouïghours.

Pourtant, loin d’être un repoussoir pour les décideurs politiques, ce label est même un indicateur officiel de pêche « durable » au niveau international, par exemple dans le cadre de la Convention sur la diversité biologique. Pour la blague, la Commission européenne décrit par exemple cette Convention comme étant un cadre ayant « des objectifs clairs et mesurables […] complété par un solide dispositif de mobilisation des ressources [qui] engage la communauté mondiale à prendre des mesures pour protéger et restaurer la nature […] ».

Nos décideurs considèrent ainsi comme indicateur pertinent pour restaurer la nature un label qui certifie comme « durables » des navires-usines mesurant jusqu’à 145m de long et pouvant pêcher jusqu’à 400 000 kilos de poissons par jour, souvent dans l’unique but de les broyer pour les transformer en surimi ou en farine pour les élevages terrestres et marins, ou qui peuvent être impliqués dans des violations des droits humains dans le monde entier. Fin de la blague.

Quid de la grande distribution ?

Pour la grande distribution, qui écoule près de deux tiers des produits de la mer consommés en France et en Europe, ce laxisme est une aubaine : pour nous faire miroiter de la pêche « durable » dans des volumes colossaux, nul besoin de s’embêter à sourcer du poisson bien pêché, localement, par des artisans respectueux de l’environnement : le MSC, dont le logo rassure les consommateurs, sert de parapluie à toute critique.

D’après une enquête de BLOOM réalisée auprès de la grande distribution européenne en 2023, 86 % des détaillants de l’Union européenne utilisent le MSC comme argument marketing ou comme objectif à atteindre dans le cadre de leur politique d’approvisionnement en produits de la mer.

En retour, le MSC bénéficie évidemment largement de cette collaboration, puisque, bien qu’il se présente comme une organisation scientifique à but non lucratif, il prélève des redevances sur chaque logo vendu — une bagatelle de 36 millions d’euros au cours du dernier exercice comptable ; bagatelle par ailleurs qualifiée de « revenus caritatifs », car reversés par sa structure commerciale, le « MSC International » — et tire donc logiquement un intérêt économique majeur à certifier les pires pratiques de pêche dans le monde, puisque ce sont celles qui permettent de vendre le plus de logo, et non le petit pêcheur en ciré jaune.

Des règlements complexes et inappliqués

Comment en est-on arrivé là ? En l’absence de définition universelle et contraignante de ce qu’est une « pêche durable » et de toute volonté politique de contrôler un tant soit peu le secteur de la pêche, c’est donc la fameuse « main invisible du marché » de l’économiste écossais du 18e siècle Adam Smith qui a pris le dessus : comme le résume si bien le site internet du ministère de l’Économie, selon ce précepte, « l’État n’a […] pas à intervenir sur le marché puisque celui-ci se régule naturellement ».

L’État français, les États en général, ont tellement bien appliqué cette théorie qu’il n’existe quasiment aucune contrainte réellement ambitieuse qui serait à même de protéger les écosystèmes marins et ceux qui en dépendent pour une activité locale, vivrière, contre les Prins Bernhard, Annelies Ilena, et autres monstres des mers. Faute d’avoir écouté les scientifiques et la société civile, ayant préféré les sirènes des lobbies industriels, nos décideurs politiques n’ont réussi à produire qu’un Frankenstein administratif en quarante ans de Politique commune des pêches (PCP) européenne, dans lequel les couches de contraintes s’accumulent, sans réussir à satisfaire qui que ce soit, sans permettre la protection et la restauration des écosystèmes marins ni la protection et la restauration des communautés de pêche côtière.

Prenons l’exemple des « aires marines protégées », concept qui fait référence à une douzaine de statuts différents rien qu’en France, dont aucun ne correspond aux recommandations scientifiques internationales et qui, tous, permettent aux plus gros navires et aux plus destructeurs  de venir pêcher en toute quiétude dans les aires marines – par exemple dans le nord de la France chaque hiver – censées être protégées. Au niveau européen, malgré 40 pages de PCP, 105 pages sur le contrôle des pêches et 97 pages de « mesures techniques » relatives à « la conservation des ressources halieutiques et à la protection des écosystèmes marins », seules quelques pratiques de pêche sont interdites, notamment grâce aux deux campagnes à succès de BLOOM contre la pêche électrique et le chalutage profond.

À la difficulté posée par ces règlements complexes, qui s’avèrent globalement inefficaces, s’ajoute un problème majeur : soit ils ne sont pas respectés, soit les infractions avérées ne débouchent sur aucune dissuasion financière ou juridique. Une très récente étude scientifique publiée dans la prestigieuse revue Science Advances démontrait ainsi que l’interdiction du chalutage profond ou dans certains écosystèmes vulnérables était très largement piétinée par quelques industriels sans foi ni loi. Prenons également l’exemple de la pêche électrique, un autre cas d’école :

La liste des violations du droit européen perpétrées par les industriels néerlandais de la pêche électrique et leurs relais politiques est longue, très longue. Mais aujourd’hui, alors que BLOOM a obtenu l’interdiction de cette méthode de pêche qui a mis à genoux la pêche artisanale française des Hauts-de-France, aucun coupable n’a été condamné pour quoi que ce soit. Et devinez quoi ? Les Pays-Bas ont remis en marche leur machine diplomatique à Bruxelles pour… réautoriser cette pratique au titre qu’elle serait « bonne pour le climat » car moins gourmande en carburant qu’un chalut classique !

En parallèle de la pêche électrique, les industriels néerlandais ont développé une autre méthode de pêche tout aussi destructrice et nocive pour les pêcheurs côtiers : la senne démersale. Mais alors que les artisans français du nord de la France en demandent l’interdiction — y compris ceux qui la pratiquent ! — le Gouvernement français la soutient au niveau européen. On retrouve dans cette séquence le très éphémère ex-ministre des pêches Fabrice Loher, dont l’un des premiers déplacements a été à Boulogne-sur-Mer, le plus gros port de pêche français, pour y apporter son soutien à la « filière ».

Mais quelle filière ? Celle des petits pêcheurs côtiers du Quai Gambetta qui mettent la clé sous la porte les uns après les autres, anéantis par des années de pêche électrique et de senne démersale ? Ou bien celle des pêcheurs industriels du « Bassin Loubet », où l’on retrouve notamment les navires pratiquant cette fameuse « senne démersale » ?

Il n’existe aucun doute, malheureusement, tant la proximité de l’ex-ministre avec le tout-puissant patron des pêcheurs Olivier Le Nézet, lui aussi lorientais, était affichée. Une proximité qui fait froid dans le dos, car alors que se murmure dans les couloirs bruxellois que la pêche électrique est de nouveau à l’ordre du jour, ce monsieur Le Nézet vient de signer un accord ouvrant grand les portes à la senne démersale.

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Un constat implacable

Il n’y a donc guère de surprise face à un terrible constat scientifique : au sein même de l’Union européenne, la surpêche est encore très prégnante, le chalutage de fond — précédemment comparé à une « coupe à blanc des forêts » — reste généralisé, avec pour conséquences que la plus grande partie des fonds marins européens sont les plus chalutés au monde et qu’un quart de la zone côtière de l’UE « a probablement perdu ses habitats de fonds marins ».

Alors qu’Adam Smith voulait croire que la somme des intérêts particuliers conduirait à une situation satisfaisante pour l’intérêt général, cette théorie est clairement restée au stade de la croyance aveugle. La situation actuelle ne satisfait que deux types d’acteurs : d’une part, les entreprises de pêche industrielle, qui malgré leurs cris d’orfraies et leur constante dénonciation des méchants chinois, accaparent la vaste majorité des possibilités de pêche ; d’autre part, la grande distribution, qui bénéficie en retour de volumes considérables et constants de poissons à faible prix.

Peu importe que ce poisson soit synonyme de destruction de la nature, de violation des droits humains, ou de scandale de santé publique, comme BLOOM le démontre depuis maintenant plus de deux ans pour le poisson préféré des Françaises et des Français : le thon.

Il est donc fondamental de mettre fin à des décennies d’imposture et de désastre océanique, biologique et climatique causés par l’absence de vision politique ambitieuse pour gérer ce petit secteur à l’impact démesuré. Car ne vous méprenez pas : la pêche n’est pas une activité folklorique un peu marginale…

Les scientifiques réunis dans le cadre de la « Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques » (IPBES), l’équivalent pour la biodiversité du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sont formels : la pêche est l’activité qui a eu le plus d’impacts négatifs sur les écosystèmes marins et l’IPBES, justement avec le GIEC, nous met en garde : nous n’arriverons pas à faire face aux cataclysmes que le réchauffement climatique va générer si nous ne nous mettons pas sérieusement et rapidement à protéger les écosystèmes marins.

L’océan : notre meilleur allié climatique

L’océan est indispensable à la stabilité climatique de la planète, mais il n’a jamais été dans un état aussi alarmant. Le plus grand régulateur climatique mondial se réchauffe deux fois plus vite qu’auparavant, perd de l’oxygène et s’acidifie, ce qui compromet sa capacité à séquestrer le carbone que nous émettons en bien trop grande quantité. Alors que l’océan est un pilier de la sécurité alimentaire mondiale et que les produits de la mer contribuent à hauteur de 20% à l’apport en protéines pour plus de trois milliards d’êtres humains, il a perdu plus de 90 % des grands poissons à valeur commerciale en seulement quelques décennies. En mer du Nord, la biomasse des poissons pesant plus de 16 kg a chuté de 99% par rapport à la période préindustrielle.

Le déclin océanique exacerbe l’insécurité alimentaire mondiale pour des centaines de millions de personnes qui dépendent fortement des écosystèmes marins et fait courir aux générations futures un risque grave de perte de fonctions vitales qui assurent l’atténuation du changement climatique et garantissent l’habitabilité de notre planète. 

Une pêche durable est-elle toujours possible ?

Clairement, la pêche « durable » n’est pas ce que l’on nous vend depuis des décennies à coup de logos et de communications institutionnelles, et il est nécessaire d’en revoir radicalement les fondements.

La transition planifiée et rapide du secteur de la pêche devrait être au cœur du débat public. Il faut que les politiques coupent les liens avec les lobbies industriels qui nous ont menés dans le mur et qu’ils écoutent enfin les alertes des scientifiques.

C’est pourquoi l’association BLOOM a formulé 15 points pour sauver l’océan, en amont de la 3e Conférence des Nations unies, qui se déroulera en juin 2025 à Nice. Ces 15 points — en partie inspirés des 11 Règles d’or pour une pêche véritablement sociale et écologique — sont soutenus par une coalition de plus de 150 ONG et personnalités publiques, aux côtés de plus de 50 000 citoyens.

En réduisant la pression de pêche, en sanctuarisant des zones marines, en interdisant les pratiques les plus destructrices et en planifiant une transition rapide et ambitieuse vers les méthodes les plus vertueuses, nous pourrions rebâtir un rapport de respect avec la mer et atteindre une pêche véritablement « durable ».

Il en est encore temps, mais le compte à rebours est enclenché et les citoyens ont un rôle clé à jouer pour mettre la pression sur les décideurs politiques afin que leur volonté aille enfin dans le sens de l’intérêt général et non plus de l’intérêt très restreint d’une poignée d’industriels.


Article de Frédéric le Manach, directeur scientifique chez BLOOM

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