“La technologie est neutre, ça dépend du bon ou mauvais usage qu’on en fait“.
Cet argument revient quotidiennement dans la bouche d’actrices et d’acteurs qui vouent un culte à la technologie, cette dernière étant capable de tous les miracles, y compris d’être la solution unique pour le changement climatique et l’effondrement de la biodiversité.
Dans son livre Vallée du silicium, Alain Damasio répond à cette idée “quadruplement stupide” avec quatre arguments de taille. Nous reproduisons ici avec son accord la réponse apportée à cette fameuse technologie neutre :
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“Une idée quadruplement stupide”
“À ces approches technocritiques, la Silicon Valley oppose souvent ce cliché qu’il convient de fusiller
sans sommation et à bout portant. Il s’énonce ainsi : la technologie est neutre, son impact ne dépend au fond que du bon ou mauvais usage qu’on en fait.
C’est une idée courte, et même une idée stupide, quadruplement stupide. Il n’est jamais inutile de redire pourquoi :
1° Parce que la technique porte en elle une valeur latente : l’efficacité. Autrement formulé : la possibilité d’agir sur nos environnements de façon forte. Toute machine prédétermine l’utilisateur à faire de l’efficacité la valeur de son action, avant tout choix de sa part. Cette valeur a contaminé tous les domaines au point qu’un startupeur se doit aujourd’hui d’être, sur les plans à la fois professionnels, économiques, sportifs ou sexuels, performant.
Plus profondément, la technique est une manière de dévoiler le réel comme ce qui doit être arraisonné, pointait déjà Heidegger, c’est-à-dire mis à la raison, mobilisé, exploité et mis en demeure de livrer une énergie qui puisse être extraite et accumulée. Ce qui, évidemment, n’a rien de neutre. D’autres rapports au réel étaient et demeurent possibles : la recherche d’harmonie, l’écoute, la contemplation, la symbiose…
2° Parce qu’en amont, l’innovation technologique dépend de la Recherche qui dépend elle-même des crédits de recherche ou du capital-risque investi, et donc déjà d’une forte présélection des découvertes, produits et services et qu’on juge a priori « utiles » à développer car lucratifs. La machine reste donc
toujours « sociale avant d’être technique » (Deleuze), c’est-à-dire qu’elle présuppose en univers capitaliste, pour être finalement fabriquée, une attente du marché et une rentabilité. Des millions d’innovations qui amélioreraient notre condition commune ne passeront jamais le seuil de la fabrication.
Aucune neutralité donc, dans la possibilité même d’exister. Prenons deux exemples. Une puce RFID prédétermine, dès sa conception, qu’on va chercher à identifier chaussures, doudous, oiseaux, lynx, arbres, motos et même nos propres enfants afin d’assurer la traçabilité de ces cibles : rien ne peut plus exister et bouger sans être aimablement traqué. Donnez-moi vos coordonnées. L’IA générative : ses développements technologiques seront toujours soumis aux biais et aux impératifs (financiers, gouvernementaux, voire personnels) de ceux qui les contrôlent et en tirent profit, et non alignés sur une recherche du bien commun ou de l’éducation éclairée de tous.
3° Parce qu’en aval, une technologie induit une multitude d’effets, souvent difficiles à anticiper : elle
réinvente des pratiques et reformate des comportements, elle enfante parfois une culture entière (le jeu massivement multijoueur, les danses internet, les animatiques) juste par les interactions nouvelles
qu’elle offre. S’en servir, c’est déjà transformer ses rapports à soi et ses relations aux autres, se ménager de nouvelles prises et consentir à de futures emprises en mutilant d’anciennes capacités qu’on sous-traite à l’appli. Le numérique livre sans cesse des options inattendues qu’on n’imaginait pas entrer dans les usages. La géolocalisation par portable n’était pas prévue à l’origine, pas plus que l’explosion des SMS autocomplétés ou la généralisation d’une norme sociale : rester joignable. L’IA générative n’était pas conçue pour humilier des femmes avec des deepfakes pornographiques élaborés à partir de vidéos ordinaires. Tes mails n’avaient pas vocation à être lus et dataminés.
4° Enfin parce que toute technologie porte en elle un nouveau rapport au monde. On croit utiliser un frigo quand c’est notre façon de nous nourrir qui est révolutionnée par le stockage des aliments
frais. La machine situe notre liberté et notre liberté s’exerce face à elle, en elle. Nous sommes libres de nos usages de la machine, libres même de ne pas l’utiliser, parfois. Mais c’est une liberté en situation, déjà située, un libre-arbitre qui s’exerce à l’intérieur d’un monde transformé et repotentialisé par la machine où il devient impossible de se comporter comme si elle n’existait pas.
La voiture a littéralement « inventé » les routes, les parkings et les trottoirs, elle a appelé l’extraction du pétrole et intégralement refondé l’aménagement du territoire. Les réseaux sociaux ont inventé la communauté sans présence, l’auto-exposition, le selfie, l’exclusion possible, le harcèlement et la lapidation numériques. L’IA est en train d’inventer l’auto-discussion et le jumeau numérique, parmi des centaines de réinventions de nos façons de travailler.
À cette quadruple aune, croire encore en la neutralité des technologies qu’on nous propose n’est même plus de la naïveté. C’est une faute politique.”
8 Responses
Vos 4 arguments sont biaisés dès le départ, bien que l’intention de la critique soit louable. L’argument 1 ne tient pas sur l’énergie. Le 2 limite la recherche à un produit du capital, citer Deleuze le “créateur de concept”, me paraissent deux éléments courts. Sur 3, le paradoxe de Jevons a aussi des vertus, les exemples cités ici sont toujours dans la doxa de l’argumentaire biaisé. 4, franchement, c’est nul…
Bonjour,
Je suis un acteur du secteur de l’innovation, et effectivement la phrase “La technologie est neutre, ça dépend du bon ou mauvais usage qu’on en fait” est d’une belle bêtise mais pas besoin d’aller chercher les explications que vous proposez dans l’article qui eux aussi sont alambiquées. Cette phrase est absurde de façon évidente : une technologie est développée pour répondre à un besoin spécifique existant ou lattant, besoin ayant des problématique spécifiques plus ou moins difficiles à solutionner, elle n’est donc jamais neutre….
Bonne journée !
Lamentable !
Parce que la technique porte en elle une valeur latente : l’efficacité. Autrement formulé : la possibilité d’agir sur nos environnements de façon forte.
Et oui! Depuis l’aube des temps, la technologie c’est le prolongement de la main pour plus d’efficacité !
Voile-toi la face avec ta main ! Tu fais honte à ce que c’est d’Etre un homo sapiens ! Alors ne te rabaisse pas à nous parler du capitalisme dans cette grandiose aventure qui visiblement te dépasse ! Mais c’est tellement rassurant que de se raconter de petites histoires, pour n’avoir surtout pas à réfléchir !
Le capitalisme… une grandiose aventure? le capitalisme, c’est la culture de la prédation et de l’asservissement… tout ce que l’homme a tenté d’encadrer par la loi pour nous permettre de vivre en société, le capitalisme le détruit méthodiquement.. c’est le retour à l’âge de pierre et au règne de la brute.
Mais alors, comment apprendre à se fixer des limites à l’usage de son frigo ou de son portable ?
Des limites adultes et raisonnables, n’ignorant pas les limites de notre planète et les dangers d’effondrement climatique et biologique qui nous guettent ?
Super juste. Nous n’avons jamais eu autant besoin de débats sur le rôle des machines avec l’IA, les réseaux sociaux et portant j’ai l’impression que la société entière fait l’autruche…
Il me tarde de découvrir le dernier roman de Damasio qui m’attend dans ma bibliothèque.
Merci pour cet article !
Déjà en 2016, chez Hors-Série, il causait du fantasme de la technologie neutre :
https://www.hors-serie.net/emission.php?id=126